Inès Lombardo

Ce n’est un secret pour personne : les interprètes de la Colline souffrent de problèmes auditifs à cause de la mauvaise qualité du matériel qui leur a été fourni depuis que le Parlement est passé en mode hybride, au début de la pandémie. Mais aussi à cause d’un « manque de volonté politique » affirme Nicole Gagnon, porte-parole de l’Association internationale des interprètes de conférence (AIIC).

Certains interprètes souffrent de problèmes auditifs temporaires comme la fatigue ou la présence d’un son aigu dans l’oreille. D’autres sont confrontés à des problèmes plus sérieux comme de violents maux de tête, des acouphènes ou des hyperacousies.

Or, selon Nicole Gagnon, le Bureau de la traduction et l’Administration de la Chambre assurent « que tout est beau, que les blessures diminuent et que le système est en amélioration continue ».

Le Bureau de régie interne (BRI) fait partie de l’Administration de la Chambre des Communes et gère, entre autres, les équipements et les ressources humaines et financières du Parlement.

Une élimination des incidents « illusoire »

À la dernière réunion du Bureau de régie interne (BRI), le 15 juin, le PDG du Bureau de la traduction, Dominic Laporte, a assuré que des incidents continuent de se produire à cause de la mauvaise manipulation des équipements par les témoins en comité parlementaire.

Le PDG a toutefois affirmé qu’il y avait « moins de blessures qu’auparavant » et qu’il était « impossible d’évaluer les risques » : « Il est illusoire de penser que nous pourrons éliminer les incidents liés au son pour les interprètes. »

Selon lui, le Bureau de la traduction étudiera les recommandations des tests de son effectués au printemps dernier.

Près de 140 interprètes travaillent en langues officielles au Parlement. Environ la moitié d’entre eux sont pigistes, l’autre moitié sont des employés permanents.

Dans un courriel adressé à Francopresse, Services publics et Approvisionnement Canada rapporte avoir enregistré une baisse du nombre d’incidents entre 2020 et 2021.

Signalements à Services publics et Approvisionnements Canada à la suite de problèmes de son impliquant une blessure invalidante ou mineure

  • 2020 : 39 au total, dont 35 au Parlement
  • 2021 : 35 au total, dont 28 au Parlement
  • 2022 : 35 au total, dont 33 au Parlement
  • 2023 (de janvier à mai) : 7 au total, tous au Parlement.

« Des tests préalables, menés en 2022 par le Conseil national de recherches du Canada (CNRC), ont confirmé que le système audiovisuel en personne à la Chambre des communes est conforme à la norme ISO sur l’interprétation simultanée », a défendu le ministère par courriel à Francopresse, début juin.

Mais le son de la plateforme Zoom continuerait à être coupé « à des fréquences beaucoup plus élevées », selon les résultats de tests réalisés le 21 avril dernier, dont Francopresse a obtenu copie.

Le ministère a ajouté que le Bureau de la traduction a pris de nombreuses mesures pour protéger les interprètes : « Le Bureau a récemment engagé un nouveau directeur des Affaires parlementaires et du Bien-être des interprètes, qui a entre autres le mandat d’assurer la liaison avec les administrations du Sénat et de la Chambre des communes, pour veiller à ce que les protocoles et les procédures en place assurent la santé et la sécurité des interprètes. »

Tenus au secret

Dans la majorité des incidents, mineures ou non, les interprètes sont tenus au secret.

L’Association canadienne des employés professionnels (ACEP), qui les représente, est le seul moyen pour eux de se faire entendre. Mais dans de rares cas, certains brisent le silence, comme Elisabeth Seymour.

Pour cette interprète indépendante au Parlement, le son reste toxique : « Le Parlement n’a pas encore adopté les mesures nécessaires pour un son respectant les normes ISO. Notre son est compressé », soutient-elle.

À l’automne dernier, Elisabeth Seymour a subi un retour de son toxique, lors d’un comité sénatorial. Sa supérieure a repris le micro, et c’est une sénatrice qui lui a apporté de l’eau et l’a fait sortir de la salle pour l’emmener aux toilettes, où elle s’est effondrée au sol.

« Je tremblais violemment, je ne pouvais même pas porter une bouteille d’eau à mes lèvres, j’avais un violent mal de tête », raconte-t-elle.

Elisabeth Seymour soutient que, normalement, dans un cas comme celui-ci, la séance aurait dû être arrêtée. Elle affirme que le rapport d’incident n’a pas reconnu de faute. « Le rapport est très incomplet et dilué, il n’y a pas tous les faits », fait-elle valoir.

« Le Bureau de la traduction ne veut pas reconnaitre de responsabilité. Parce qu’à mon avis, il devra en reconnaitre pour beaucoup », glisse-t-elle encore.

Effets sur les travaux parlementaires

  • 70 réunions annulées, depuis septembre.
  • 57 heures de comité perdues depuis le congé d’avril en raison du manque d’interprètes.

Ouverture d’un précédent

En 2023 que la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (WSIB) de l’Ontario a reconnu un accident de travail pour une interprète.

« Ç’a ouvert un précédent », croit André Picotte, vice-président de l’ACEP. Le syndicat avait lui-même déposé une plainte à l’encontre du Bureau de la traduction en février 2022, après plusieurs blessures auditives et signalements de la part des interprètes.

À la suite de cette plainte, le Programme du travail du ministère d’Emploi et Développement social Canada (ESDC) a conclu que le Bureau de la traduction était en violation avec le Code du travail, par rapport à la santé et la sécurité de ses employés.

Le Programme a émis deux ordonnances pour améliorer les normes ISO du son et mener des tests pour « s’assurer que le système est sécuritaire pour le système auditif de ses employés », affirme Services publics et Approvisionnement Canada.

Pression de parlementaires

Si André Picotte concède qu’il y a eu certaines améliorations à la suite des réajustements du Bureau, il arrive selon lui que « des parlementaires ne respectent pas les directives ».

Certains députés demanderaient ainsi de continuer les réunions malgré les plaintes des interprètes, afin de ne pas perdre de séance de travail en cours et faire revenir les témoins.

La décision de continuer une séance revient normalement au président du comité. Mais souvent, celui-ci insiste pour continuer, confirment l’ACEP et Elisabeth Seymour.

« On se force quelquefois à continuer et il arrive des choses comme il m’est arrivé, commente de son côté Elisabeth Seymour. C’était vraiment sous pression, on avait dit plusieurs fois au président [du comité, NDLR] que le son n’était pas bon. »

Ce dernier aurait répondu qu’il fallait demander aux témoins de parler lentement. « C’est ridicule, réagit l’interprète. [En parlant lentement], peut-être que les gens dans la salle peuvent comprendre un peu, oui, mais ça n’empêche pas que le son est dégueulasse et que ça nous blesse les oreilles! »

Flou sur la suffisance des ressources cet automne

L’une des solutions proposées pour préserver la santé des interprètes serait que le Parlement revienne entièrement en personne.

Mais les espoirs ont été douchés par une motion adoptée le 15 juin par les députés pour que le Parlement hybride devienne permanent. Pour Claude DeBellefeuille, whip du Bloc québécois, « le leadeurship politique est en jeu » car les « whips devront discipliner [les] députés à être présents ».

« Si la capacité du Bureau n’augmente pas pour septembre, on accepte ensemble que c’est correct que des activités parlementaires n’aient pas lieu, parce qu’il y a une incapacité de votre bureau à recruter, former et accréditer le nombre d’interprètes dont on a besoin pour faire notre travail », a critiqué Claude DeBelleufeuille, à la réunion du BRI de juin.

Le Bureau de la traduction a l’intention d’augmenter les heures d’interprétation de 4 à 6 heures par jour, dans un contexte de pénurie d’interprètes. Selon Elisabeth Seymour, la décision d’augmenter les heures d’interprétation aurait été prise sans les informer.

Déjà en avril, un sondage de l’AIIC intitulé «Augmenter les heures de travail en mode hybride ne mettra pas fin à la pénurie des interprètes, tout le contraire» pointait que huit répondants sur dix (81 %) affirmaient qu’il est «peu probable qu’ils augmentent leurs disponibilités pour le travail sur la Colline».

« Malgré [les progrès] dont vous nous parlez, M. Aubé, ça reste un fait : les interprètes se blessent, a conclu Claude DeBellefeuille. Donc il y en a moins pour desservir les parlementaires et votre volume n’est pas suffisant. On va arriver en septembre et on va frapper un mur […] car les interprètes veulent se préserver. »