Marine Ernoult
À mesure que l’on s’enfonce dans la forêt de l’Île-du-Prince-Édouard, Anne Gallant nous fait pénétrer dans son garde-manger perpétuel, sa forêt nourricière. Des centaines de plantes sauvages comestibles sont à portée de cueillette.
À peine descendue de sa camionnette, besace en bandoulière et guide d’identification à la main, elle repère des patiences crépues sur le bord d’un chemin de terre rouge. Leurs jolies feuilles ondulées se balancent dans le vent.
« Les gens la considèrent souvent comme une mauvaise herbe alors qu’en réalité on peut faire de la farine avec ses graines. Ça donne un pain brun foncé au gout de la terre », sourit l’Acadienne de ses yeux bleus.
Fougères au beurre, cresson à saupoudrer
À quelques mètres de là, un groupe d’onagres bisannuelles aux grandes fleurs jaunes pousse sur un terrain sablonneux. Anne Gallant explique que toute la plante est mangeable : les feuilles s’ajoutent à des soupes et des ragouts, tandis que les racines, aux saveurs légèrement poivrées, se consomment crues ou cuites.
Juste à côté, de jeunes fougères attirent son regard. « Cuites dans un peu de beurre, elles sont excellentes, elles ont ce petit gout sauvage d’asperge », assure la sexagénaire.
Au bord d’un ruisseau, des plants de cresson prolifèrent. « On peut le manger en salade ou en faire de la poudre à saupoudrer sur des soupes en hiver », commente-t-elle.
Dans ce dédale forestier, la connaisseuse pousse un cri d’exclamation à la vue de brunelles communes, plantes aromatiques également connues des Autochtones pour leurs propriétés médicinales. « Ça soigne tout le corps, c’est extraordinaire comme plante. »
Anne Gallant vit au cœur d’une forêt gourmande, à 30 minutes de route de Charlottetown, la capitale de l’Île-du-Prince-Édouard. Il y a sept ans, elle a tout quitté, sa galerie d’art, ses toiles et ses pinceaux, pour s’établir à l’abri du monde au milieu des épinettes blanches, des érables et des fleurs sauvages.
Manger local et sans pesticide
« Je vais dans la forêt tous les jours, sinon ça me manque. C’est juste un profond sentiment de paix, ça m’atteint de beauté », confie-t-elle.
Elle a acheté 40 arpents de terre et s’est construit une petite maison de bois autosuffisante en eau et en énergie. Panneaux solaires, récupérateurs d’eau de pluie, poêle à bois, Anne Gallant veut au maximum limiter son empreinte écologique sur la planète.
« Se nourrir dans la forêt fait partie de cette démarche. C’est local et respectueux du vivant, sans traces de pesticide », affirme-t-elle
La moitié de ce que mange Anne Gallant provient de la forêt et de son potager, le reste du supermarché. À terme, elle aimerait atteindre les 80 % d’autoconsommation.
Anne Gallant a découvert la gastronomie des plantes sauvages à l’occasion de voyages humanitaires à Haïti, dans les années 1990. Dans un dispensaire de campagne, elle observait ses collègues haïtiens revenir de la forêt avec des paniers pleins de fleurs, de fruits et de feuillages.
De retour au Canada, l’autodidacte se plonge dans les publications botaniques et suit des cours en Nouvelle-Écosse. Elle vit quelques mois en Italie pour parfaire ses connaissances. Pendant six ans, elle se lance même dans la publication d’une revue mensuelle sur la nutrition et les propriétés des plantes.
« On ne s’improvise pas cueilleur »
« Il y a tellement de choses à manger dans la forêt, c’est triste d’avoir perdu ce savoir, regrette-t-elle. Moi-même, je découvre de nouvelles plantes et de nouvelles façons de les cuisiner tous les jours, c’est un voyage de 30 ans. »
Anne Gallant évoque son pesto d’oseille des bois, « du velours acidulé sur la langue », ses salades parfumées de fleurs colorées, ses croustilles de feuilles d’érable, ses gelées de fruits d’aronia, sa boisson fermentée d’épinette de pin blanc ou encore son kombucha d’épilobe en épi.
La balade ouvre l’appétit. Mais la cueilleuse-préleveuse du XXIe siècle conseille la prudence à quiconque manquerait de formation. Des plantes toxiques peuvent ressembler aux comestibles. Les risques de confusion sont fréquents.
« Il faut être très méticuleux, toujours se référer à plusieurs sources, demander à une personne plus expérimentée, insiste-t-elle. Si on a un doute, il ne vaut mieux pas ramasser. »
Prendre son temps, telle est sa devise : « On ne s’improvise pas cueilleur. C’est un voyage dans la nature, on ne peut pas tout apprendre en un instant. »
Elle conseille aux débutants de s’intéresser seulement à une ou deux plantes, de les apprivoiser à différentes saisons afin de savoir ce qui est mangeable ou non.
Règles de l’art
Le danger ne freine pas l’engouement. De plus en plus d’insulaires et de touristes se pressent chez Anne Gallant pour participer aux « classes en forêt » qu’elle organise depuis trois ans.
Elle relève notamment un intérêt grandissant des familles confrontées à la hausse des prix des aliments. Rien ne lui fait plus plaisir que de voir ses « étudiants changer de regard sur la forêt qui les entoure ».
Ce plaisir gourmand et familial doit aussi s’effectuer selon les règles de l’art, souligne-t-elle. Les plantes se cueillent avec technique et préciosité. D’une part, pour leur permettre de survivre et de repousser les années suivantes. D’autre part, pour préserver la forêt.
« Il ne faut jamais arracher les racines et prélever plus d’un tiers d’une plante ou d’un groupe de plantes », explique l’experte.
Sur le chemin du retour, un frisson d’excitation parcourt Anne Galant quand elle repère des chanterelles, trônant en majesté dans de la mousse. Elle sort un couteau à champignon de sa besace et les retire délicatement du sol… ce sera son repas de midi.
De retour chez elle, elle montre avec fierté sa réserve où des pots de fleurs séchées, de poudre, de farine et de tisane s’empilent sur des étagères jusqu’au plafond. À l’heure du départ, elle nous quitte plein d’enthousiasme, prête à retourner en forêt l’après-midi même.