Marine Ernoult

À l’heure où la nature sauvage disparait sous nos yeux, les forêts primaires sont encore indemnes, jamais défrichées, exploitées ou modifiées. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) les définit comme « des forêts naturellement régénérées d’essences indigènes où aucune trace d’activité humaine n’est clairement visible et où les processus écologiques ne sont pas sensiblement perturbés ».

À l’échelle du globe, le Canada possède environ 16 % de ces écosystèmes vierges, principalement en Colombie-Britannique et dans les latitudes élevées du pays.

Outre leur valeur culturelle et patrimoniale, les grands arbres pluricentenaires jouent un rôle écologique essentiel. Ils constituent une gigantesque réserve de biodiversité et font le bonheur de toutes sortes d’insectes, d’oiseaux et de mammifères.

Ils stockent aussi du carbone, ce qui en fait des atouts précieux dans la lutte contre le réchauffement climatique.

« La forêt boréale canadienne intacte stocke plus de carbone par hectare que tout autre écosystème terrestre, entre 30 % et 50 % de plus que celles qui sont exploitées et deux fois plus que celles en zone tropicale », relève Michael Polanyi, responsable de la campagne pour les solutions climatiques naturelles à Nature Canada.

Michael Polanyi est responsable de la campagne pour les solutions climatiques naturelles à Nature Canada. Photo : Courtoisie

« Le Canada est considéré comme l’un des principaux puits de carbone de la planète », renchérit Jennifer Skene, gestionnaire de solutions pour la lutte contre les changements climatiques au sein de l’organisme américain National Resources Defense Council (NRDC).

Jennifer Skene est gestionnaire de solutions pour la lutte contre les changements climatiques au sein de l’organisme américain National Resources Defense Council. Photo : Courtoisie

Bataille de chiffres

Les frontières des forêts primaires ne cessent pourtant de reculer. En se basant sur des données de Global Forest Watch, le NRDC a classé le Canada au 3e rang mondial en matière de perte de forêts primaires et intactes, derrière le Brésil et la Russie. Et ce, en raison de l’exploitation forestière.

L’organisme avance qu’en 2021, pas moins de 550 000 hectares de forêts mixtes et boréales canadiennes ont fait l’objet de coupes massives.

« Le Canada reste dans un modèle où la majorité de l’exploitation forestière se fait dans les forêts primaires », appuie Michael Polanyi.

La « grande valeur économique » d’arbres vieux de plusieurs siècles explique cette convoitise des compagnies forestières, soutient Patrick M.A. James, professeur adjoint à la faculté de foresterie de l’Université de Toronto.

L’industrie forestière conteste totalement ces critiques. « C’est inapproprié de le présenter comme ça, les plus grandes étendues qu’on perd, c’est dû aux feux de forêt », défend Étienne Bélanger, vice-président de l’Association des produits forestiers du Canada (APFC).

Dans son rapport de 2022 sur l’état des forêts, Ressources naturelles Canada indique de son côté que sur 348 millions d’hectares de forêts, seulement 710 333 hectares ont été récoltés (0,20 %), et à peine 49 352 hectares déboisés (0,01 %). Les autorités fédérales soutiennent ainsi que le taux annuel de déforestation du pays est inférieur à 0,2 %.

Grandes absentes du paysage administratif

Mais impossible de savoir si ce déboisement affecte les forêts primaires, car aucune mention n’en est faite dans les documents officiels.

Pour Michael Polanyi, il s’agit d’une « lacune » connue et préoccupante : « Le Fédéral n’utilise jamais ce terme. Il y a un manque de transparence, il ne donne pas d’informations sur la proportion de forêts primaires qui disparait. »

Les écarts de chiffres s’expliquent aussi par la méthode de calcul d’Ottawa. Le gouvernement fédéral considère que les territoires déboisés dont l’usage demeure réservé à l’exploitation forestière sont toujours des forêts. Seules les zones rasées et converties en espaces agricoles ou urbains sont considérées comme déboisées.

Aux yeux des scientifiques et environnementalistes interrogés, cette méthodologie tente de masquer une autre menace moins connue que la déforestation : la dégradation des forêts, due entre autres à l’exploitation du bois.

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Des règlementations en développement

L’Union européenne vient d’adopter un règlement qui vise à assurer que les produits forestiers vendus sur le continent ne proviennent pas de forêts primaires. À compter du 30 décembre 2024, les entreprises canadiennes devront prouver que le bois qu’elles exportent vers l’Europe n’est pas issu de terres déboisées après décembre 2020.

« Cela va changer la donne, les compagnies ne pourront plus se contenter de dire que leur bois est certifié par des labels environnementaux », se félicite Janette Bulkan, professeure adjointe à la faculté de foresterie à l’Université de Colombie-Britannique.

Janette Bulkan est professeure adjointe à la faculté de foresterie de l’Université de Colombie-Britannique. Photo : Courtoisie

La règlementation, parmi les plus ambitieuses au monde, considère notamment les forêts dégradées comme des terres déboisées. Selon le journal britannique The Guardian, le Canada aurait tenté sans succès de faire retirer cette notion de forêts dégradées.

« Nous sommes inquiets, ce n’est pas une vision adaptée à la situation canadienne », partage Étienne Bélanger de l’APFC.

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« L’écosystème met des siècles à se reconstituer »

Michael Polanyi assure que près de 80 % des forêts exploitées sont coupées à blanc. Autrement dit, la totalité des arbres d’une parcelle est abattue avant d’en planter de nouveaux.

« Cette pratique n’est pas durable, elle cause des dommages irrémédiables et met en péril l’habitat d’espèces menacées comme le caribou », estime-t-il.

Ressources naturelles Canada affirme au contraire par courriel que la législation forestière canadienne, « l’une des plus strictes au monde […] protège les forêts et garantit le respect de pratiques de gestion forestière durable dans tout le pays ».

Même discours du côté de l’industrie forestière. Si l’APFC reconnait que les coupes à blanc constituent toujours la norme, Étienne Bélanger parle d’aménagement forestier durable et rappelle que les exploitants ont l’obligation légale de replanter.

Étienne Bélanger est vice-président de l’Association des produits forestiers du Canada (APFC), responsable des relations avec les Autochtones et foresterie. Photo : Courtoisie

« Après avoir coupé les arbres, nous régénérons la forêt pour la ramener en production après 100 ans, voire plus », souligne le responsable.

Les chercheurs récusent ce raisonnement. « Des arbres millénaires disparaissent irrémédiablement, l’écosystème met des siècles à se reconstituer », insiste Patrick M.A. James. 

Patrick M.A. James est professeur adjoint à la faculté de foresterie de l’Université de Toronto. Photo : Courtoisie

Le professeur explique que les forêts secondaires replantées ont une valeur écologique moindre que celles perdues. Elles sont, selon lui, moins diversifiées, plus vulnérables au feu, recèlent une biodiversité moins élevée et stockent moins de carbone.

Là encore, Étienne Bélanger réfute : « On replante les mêmes espèces locales et diversifiées pour ramener les écosystèmes tels qu’ils existaient avant la coupe. »

Urgence climatique

Face à l’urgence climatique, la communauté scientifique appelle à la mise en place de mécanismes de conservation, en particulier sous la gouverne des Premières Nations.

En mars 2022, 90 scientifiques ont adressé une lettre ouverte en ce sens au premier ministre Justin Trudeau. Les signataires demandent que les forêts primaires soient protégées dans le cadre du nouveau plan national de réduction des gaz à effet de serre.

Une responsabilité particulière pèse également sur les provinces et les territoires, qui gèrent l’immense majorité des forêts primaires. Pour le moment, aucun gouvernement n’a eu le courage de se priver de cette ressource souvent essentielle à l’économie.

« Il existe quelques règlementations, mais elles sont peu contraignantes et inadéquates. Les différents niveaux de gouvernements se renvoient la balle », déplore Shane Moffatt, responsable de la campagne nature et alimentation de Greenpeace Canada.

Shane Moffatt est responsable de la campagne nature et alimentation de Greenpeace Canada. Photo : Courtoisie

Signes d’espoir

Certains signes et avancées satisfont cependant les acteurs de terrain. 7 % de la superficie forestière du pays sont d’ores et déjà protégés.

En 2016, la Colombie-Britannique a fini par sanctuariser 85 % de la forêt humide du Grand-Ours, la plus vaste forêt primaire pluviale tempérée de la planète. Plus de trois-millions d’hectares sont désormais interdits de coupe. 

L’accord a mis fin à une guerre du bois de vingt ans entre les compagnies forestières et les groupes environnementaux et autochtones.

À l’occasion de la 15e Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15), le Canada s’est engagé à restaurer 19 millions d’hectares de terres dégradées et déboisées d’ici à 2030.

« La protection des forêts semble de nouveau être à l’ordre du jour », veut croire Shane Moffatt. Le Canada s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40 à 45 % d’ici à 2030. Le temps presse.