Raymond Poirier a bien connu « le grand Armand ». « Il faisait presque sept pieds! On s’est rencontré quand j’étais encore un jeune assimilé de 20 ans venu d’Otterburne. On a enseigné en même temps à La Broquerie, ça fait 50 ans. Après ça, on a continué à s’impliquer ensemble dans les mêmes causes. »

L’éducation, en particulier en français, était en effet très importante pour Armand Bédard. Il a commencé sa carrière comme enseignant à l’école élémentaire et secondaire de La Broquerie, de 1969 à 1977.

« Sa pierre angulaire, c’était le savoir et la transmission du savoir, affirme l’un des fils d’Armand Bédard, Julien Bédard. L’éducation, en général et celle de ses enfants, était très importante pour lui. D’ailleurs, il nous emmenait chaque été en voyage familial pour nous transmettre ses connaissances, nous partager sa passion pour l’histoire-géographie et la francophonie. On s’arrêtait dans chaque musée, et on n’en sortait pas avant qu’il ait lu chaque panneau! »

Militant pour les droits francophones

La communauté francophone du Manitoba se souviendra surtout de lui pour avoir fait partie du groupe de parents engagés et déterminés qui lui ont fait obtenir la gestion scolaire en 1993. Une longue lutte de 1975 jusqu’à la création de la Division scolaire franco-manitobaine (DSFM) en 1994.

« Il connaissait la politique, il aimait la politique, c’était un bon stratège », explique Raymond Poirier, qui, en tant que directeur général de la Société franco-manitobaine (aujourd’hui Société de la francophonie manitobaine, SFM), l’avait embauché en 1977 comme agent communautaire responsable des dossiers politiques et éducation. « Et surtout, c’était quelqu’un qui croyait en la justice et était prêt à tout pour enlever l’injustice. »

Raymond Poirier
Raymond Poirier, un grand ami d’Armand Bédard, a souvent travaillé avec lui sur différentes causes. (photo : Archives La Liberté)

Son sens aigu de la justice, Armand Bédard le tirait de l’histoire. Il a d’ailleurs obtenu la première maîtrise en histoire acceptée en français à l’Université du Manitoba.

« Mon père s’est toujours intéressé à l’histoire, se souvient Julien Bédard, et il a constaté qu’il y avait toujours eu des injustices, des groupes dominants qui s’imposaient sur les minorités. Et que les francophones étaient un groupe qui se faisait traditionnellement exploiter. Il n’acceptait pas ça. »

Sa passion pour l’histoire était un atout selon Raymond Poirier, car « quels que soient les revendications ou les combats à mener, on pouvait toujours compter sur Armand pour les remettre dans un contexte historique. Et ça, ça nous donnait plus de poids, de légitimité. On n’était plus en train de brailler pour de nouveaux droits, on demandait juste ce qu’on aurait déjà dû avoir depuis toujours ».

Julien Bédard
Julien Bédard, second fils et troisième enfant d’Armand Bédard. (photo : Gracieuseté)

Il se souvient notamment de la victoire de Georges Forest en Cour suprême du Canada. « Comme l’expliquait Armand, il avait gagné parce que Louis Riel avait mis des protections pour la minorité dans la Loi, c’est-à-dire les anglophones à cette époque. Là, on demandait juste la même chose, sauf que nous étions la minorité. »

L’injustice, Armand Bédard, fier francophone de La Broquerie où, comme le rappelle Raymond Poirier, « ce sont les anglophones qui se faisaient assimiler », l’avait luimême connue. Un évènement qui a même peut-être déclenché sa nature militante.

Son fils raconte : « Mon père m’a parlé d’un incident quand il était jeune. Avec son père, ils étaient dans l’autobus et parlaient français, et quelqu’un leur a dit Why don’t you speak White? Comme si être francophone, ce n’était pas légitime. Ça l’a vraiment fâché.

« Plus tard, il nous a transmis que le français, ce n’était jamais acquis. Qu’il fallait se battre, être vigilant, fier, qu’on pouvait le perdre facilement. Il nous laissait faire nos erreurs, sauf si on parlait en anglais! Là, il se moquait de nous sans merci. Il nous faisait avoir honte. »

Et ça fonctionnait. « Ses cinq enfants ont tous été influencés par ses valeurs et ont euxmêmes transmis à leurs enfants le plaisir de parler plusieurs langues et l’importance de leur français comme marqueur d’identité. »

Pour Daniel Boucher, directeur général de la SFM, « Armand était un homme de convictions profondément attaché à la communauté. C’était un stratège, un visionnaire. Ce n’était pas facile de partir de zéro pour avoir un conseil scolaire qui serait le reflet de la communauté mais avec d’autres, il a réussi à bien des égards. Il était aussi très intelligent, drôle, direct et honnête, avec une grande capacité à vulgariser sa vision. Il savait ce qu’il voulait et ce qu’il n’aimait pas. »

Grâce à sa compréhension historique, on le sollicitait lorsque des causes francophones étaient amenées en cour. « Quand le cas de notre gestion scolaire est allé à la Cour suprême, porté par Me Laurent Roy, c’est lui qui l’avait informé de toute l’histoire, raconte Raymond Poirier. Ils ont travaillé ensemble là-dessus au moins une centaine d’heures. Il n’y avait pas meilleure personne qu’Armand pour bien lui expliquer le contexte historique, les enjeux, etc. Et on a eu gain de cause. »

Une tête dure

Raymond Poirier se souvient d’un homme « patient, mais avec la tête dure. On avait tous la tête dure, mais surtout lui! Il ne reculait jamais. Il ne se laissait jamais décourager. Quand nous, on était choqué d’avoir perdu quelque chose, lui était déjà en train de chercher une autre stratégie pour qu’on ait ce qu’on voulait. Il n’a jamais baissé les bras ».

Son fils confirme : « Il ne lâchait jamais. C’était un homme de principes extrêmement têtu et courageux. » Et ce, dès son jeune âge. « Vers la fin de son secondaire, il a corrigé la soeur enseignante sur une date d’histoire. On lui a dit de s’excuser car c’était un manque de respect. Il a refusé, préférant être exclus et refaire sa 12e année. Il a toujours contesté les arguments par autorité non justifiés par la raison, quelles que soient les conséquences. »

Un autre de ses atouts, ajoute-t-il, c’est qu’il était « toujours très habile dans un contexte social. Il n’avait jamais de gêne. Il parlait beaucoup aux gens. Pas trop de lui-même, c’était quelqu’un de très privé, mais il était très ouvert. C’était apprécié ».

Mais surtout, « il savait bien s’entourer. Tous savaient bien s’entourer, et c’est pour ça qu’ils ont réussi. Ça n’a jamais été le travail d’un seul, mais de tout un groupe ».

Francofonds

Armand Bédard a aussi été instrumental dans d’autres causes que la gestion scolaire, notamment l’amalgamation de Francofonds avec la Fondation Radio Saint-boniface. « C’était un pas vraiment important dans l’histoire de Francofonds. Ça faisait quasiment doubler la fondation! », souligne Raymond Poirier.

Gérald Labossière, alors président de la Fondation Radio Saint-boniface, se souvient : « J’étais sur les deux CA et avec Armand et d’autres, on avait discuté de la possible amalgamation des deux fonds. En septembre 1987, pour la première fois, on s’était mis ensemble pour notre distribution annuelle d’octrois. Il y avait 50 000 $ de Francofonds et 30 000 $ de Radio Saint-boniface.

« J’ai démissionné du CA de Francofonds en 1987 pour prendre la présidence de la Fondation Radio Saintboniface. Armand était président de Francofonds. Et en 1989, il a su mettre en action ce qui se discutait déjà depuis longtemps, concrétiser les choses. L’amalgamation s’est faite naturellement car les deux fondations travaillaient déjà de façon très proche. »

Le moment était bon, mais c’était aussi une question de personnalité. « Armand était toujours professionnel et productif, avec de l’humour. Et avec Michelle Smith, la directrice de Francofonds, on s’entendait tous bien. C’était facile et plaisant de travailler ensemble. Donc le fondateur de la Fondation Radio Saintboniface, Roland Couture, s’est laissé convaincre. »

Une autre contribution d’armand Bédard a été la création de la Commission nationale des parents francophones (CNPF) en compagnie de Raymond Poirier. « J’étais président de la Fédération provinciale des comités de parents du Manitoba (FPCP), Armand en était le directeur.

« Mettre sur pied la CNPF, c’était égoïste au départ. On se disait que si on allait se battre pour nos droits juste comme Franco-manitobains, on aurait de la misère à se faire entendre. Mais si on y allait unis avec les parents francophones d’autres provinces, là on aurait une plus grosse force de frappe! » Armand Bédard a été directeur général de la CNPF de 1993 à 1998.

Autres passions

Armand Bédard était aussi propriétaire de deux commerces dans la fabrication de vins et bières. Là encore, sa personnalité déterminée mais juste et respectueuse lui a valu le succès.

« Il n’était pas un employeur autoritaire, rapporte Julien Bédard. Il respectait ses employés, croyait en leurs droits – il était syndicaliste -, dirigeait par consensus. Ses employés l’aimaient beaucoup, et sa clientèle aussi. Beaucoup lui étaient dévoués et l’ont suivi. »

Il s’intéressait aussi à la politique et avait trouvé écho à ses idéaux dans le Nouveau Parti démocratique (NPD). Il s’était même présenté comme candidat au fédéral en 1984. « Il a toujours été très actif pour le NPD, provincial et fédéral, se souvient son fils. Peutêtre moins dans les dernières années, mais il l’appuyait quand même. »

Il a aussi été l’aviseur spécial du député provincial NPD de Saint-boniface et ministre de la Santé, des Sports et loisirs, des Affaires municipales et de la Fondation des loteries, Laurent Desjardins, de 1982 à 1986.

« C’était un homme d’action qui ne voulait pas trop être en avant, résume Raymond Poirier. Plutôt un stratège. Ce n’était pas un gros parleur, mais un gros faiseur! »

Julien Bédard confirme : « Ce qui le préoccupait le plus, c’était le résultat, pas la reconnaissance. Mon père n’était pas prétentieux du tout, très humble et modeste. Et il n’avait pas peur d’aller dire des choses pas populaires si c’était nécessaire pour la cause. Et pourtant, au niveau personnel, il n’aimait pas la chicane! »

Résilient, « il a aussi beaucoup souffert dans sa vie, physiquement. Il est tombé d’une échelle, s’est cassé la hanche, les bras, la jambe, le dos, tranché le doigt, il est entré dans sa maison en feu pour sauver ma soeur aînée et a eu des brûlures au troisième degré, il avait vraiment neuf vies! Il a fait le tour des hôpitaux de Winnipeg.

« Mais il avait une volonté de vivre très forte. En 2020, il avait la COVID, une pneumonie, un emphysème stade 4 et une maladie pulmonaire obstructive chronique. Les médecins l’ont découragé de prendre le traitement. Il a dit

Pas question, je veux vivre! Il a pris le traitement, et il a survécu. Il a surpris tout le monde. »

Armand Bédard avait aussi un grand sens de l’humour et un goût marqué pour les découvertes en tous genres. « Il aimait le défi de la nouveauté et il a eu des projets très éclectiques, confie Julien Bédard. À un moment, il élevait des oiseaux exotiques. À un autre, il a cultivé un champ de fraises avec ses amis, qu’ils vendaient. Il a également élevé des poules et entièrement déconstruit un tracteur pour le reconstruire. Il nous encourageait toujours d’explorer plein de choses. »

Julien Bédard avec son père Armand et sa fille Rose-Élie Levesque.
Julien Bédard avec son père Armand et sa fille Rose-Élie Levesque. (photo : Gracieusté)

Où en est le rêve?

En 2002, Armand Bédard a publié le livre Un rêve en héritage, qui racontait la lutte des parents et de la communauté francomanitobaine pour obtenir la gestion indépendante de leurs écoles, conformément à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Une histoire avec une fin heureuse, puisque la DSFM a vu le jour en 1994.

30 ans après la réalisation du rêve, où en est-on? Son ami Raymond Poirier est formel, « Armand pouvait être content. Son rêve a pleinement été accompli. Certes, il restera toujours des choses à faire, mais maintenant, s’il y a des désaccords, c’est juste avec nous-mêmes ».

Bernard Lesage, président de la Commission scolaire franco-manitobaine, renchérit : « La DSFM a continué à grandir et à s’épanouir. On est passé d’environ 3 000 élèves en 1994 à près de 6 000 aujourd’hui. On construit régulièrement des écoles, y compris dans des communautés pas francophones de base, pour que tous les parents aient le choix du français. On a maintenant des écoles à Thompson, Shilo, Transcona, bientôt Sage Creek puis Brandon, et on voit un intérêt à Niverville. »

Il se réjouit aussi que « depuis le Rêve en héritage, on a élargi le vote électoral. Non seulement les parents, mais toute la communauté peut maintenant s’impliquer dans la gestion de nos écoles », qui par ailleurs ont développé « leur dimension identitaire, culturelle et communautaire. On met beaucoup plus d’emphase sur la notion d’école communautaire et citoyenne ».

Un autre aspect du rêve d’armand Bédard qui demeure selon Brigitte L’heureux, directrice générale de la Fédération des parents de la francophonie manitobaine (FPFM, anciennement FPCF), c’est « l’entraide et la coordination entre les organismes pour réaliser les projets qui feront vivre le français.

« Par exemple, la DSFM, la FPFM et la SFM ont créé il y a 20 ans la Coalition de la petite enfance, et aujourd’hui, on compte 17 Centres de ressources éducatives à l’enfance (CRÉE) dans les écoles de la DSFM ». La francisation dès la naissance était chère à Armand Bédard, « pour avoir des jeunes à mettre dans nos écoles françaises », précise Raymond Poirier.

Du côté de la mobilisation parentale aussi, Brigitte L’heureux voit une évolution positive. « Les projets sont moins énormes aujourd’hui, moins évidents, mais les parents sont toujours là, prêts à se retrousser les manches au besoin. L’ouverture de l’école de la DSFM à Thompson, par exemple, c’est parce que les parents s’étaient mobilisés. »

Daniel Boucher, directeur général de la SFM, remarque toutefois que les temps ont changé. « Il y a toujours eu un engagement, on n’a jamais fait du sur-place, mais les façons de faire aujourd’hui sont différentes. Il y a peut-être moins de réunions en personne, mais plus de textos, de courriels. On se mobilise sur nos cellulaires. »