S’il a fallu attendre 1992 pour que la Charte de la Ville de Winnipeg soit modifiée afin d’y inscrire des garanties linguistiques pour les francophones dans les services municipaux, et même les années 2000 pour que ces dispositions soient mises en pratique par la Ville, l’élite anglophone de Winnipeg n’a pas attendu les lois pour s’ouvrir au fait français et y voir un atout.

Des dispositions sur les langues officielles dans les services municipaux ont été ajoutées à la Charte de la Ville de Winnipeg par la Province du Manitoba en juin 1992, suite à l’adoption de la Loi 113 et à la crise linguistique qui a suivi en 1983-1984.

Les francophones attendaient cela depuis la fusion de Winnipeg avec 11 Municipalités alentour en 1972, dont Saint-Boniface et Saint-Vital, où vivaient beaucoup de francophones, pour créer Unicité.

« Beaucoup de francophones s’opposaient à la fusion, notamment à Saint-Boniface, raconte Me Guy Jourdain, juriste et ancien directeur du Secrétariat aux affaires francophones. Alors un compromis a été trouvé : On vous intègre, mais en échange on vous garantit des services en français dans les anciennes villes de Saint-Boniface et Saint-Vital et à Saint-Norbert, ainsi qu’au niveau des services centraux.

« Mais après la fusion, ces garanties sont restées lettre morte par manque de volonté politique. Il n’y a pas eu d’application pratique sur le terrain de ce qui avait été inscrit dans la loi au moment de la fusion. Les francophones ont continué à se battre, puis ils ont fini par se lasser. »

La question des services en français est revenue sur le devant de la scène en 1992, après l’adoption par le gouvernement conservateur de Gary Filmon de la Politique sur les services en français à la Province du Manitoba, en 1989.

« La Société franco-manitobaine (SFM, aujourd’hui Société de la francophonie manitobaine) et d’autres organismes francophones ont fait pression pour modifier la Charte de la Ville de Winnipeg de 1971. On y a alors ajouté la Partie 9, qui contenait des garanties linguistiques. »

Malgré les lois, l’affaire n’est toujours pas gagnée. « Il y avait peu de volonté politique à la Ville, et les francophones eux- mêmes avaient perdu l’habitude de demander des services en français. Donc la Partie 9 n’a pas fait de grande différence au départ.

« Ce n’est qu’au début des années 2000 que la Ville de Winnipeg a adopté son Règlement sur la prestation de services municipaux dans les deux langues officiellesun dossier piloté par Dan Vandal, alors conseiller municipal pour Saint-Boniface, avec l’appui du maire Glen Murray, bilingue et favorable aux francophones. »

Dan Vandal. (photo : Raphaël Boutroy)

Dan Vandal se souvient : « En 2002, j’étais conseiller municipal pour Saint-Boniface. Le maire de l’époque, Glen Murray, démontrait une ouverture à la réalité des francophones de Winnipeg, et nous reconnaissions l’importance d’offrir aux citoyens et citoyennes des services dans la langue officielle de leur choix. Nous devions offrir la possibilité aux gens de communiquer avec la Ville en français, surtout dans les zones où la population francophone se trouvait. La communauté et la SFM poussaient aussi pour des services en français.

« Un nouveau Centre de services bilingues a alors été inauguré rue Des Meurons au printemps 2002. Il offrait un guichet unique d’accès aux services gouvernementaux (municipaux, provinciaux et fédéraux) dans les deux langues officielles. Et puis en décembre 2002, le conseil municipal a adopté le Règlement sur la prestation de services municipaux dans les deux langues officielles, conformément à la Charte de la Ville de Winnipeg. À mon avis, ce règlement était essentiel et il était grand temps qu’on passe à l’action. »

Une société ouverte

Si les politiques municipales ont tardé à reconnaître officiellement les francophones, la société winnipégoise, elle, n’a pas attendu pour voir la présence des francophones et du français comme un atout.

Dominique Laporte, professeur agrégé et coordonnateur des programmes d’études supérieures au Département de français, d’espagnol et d’italien de l’Université du Manitoba, raconte : « Dès les débuts de Winnipeg, il y avait un réseau de collèges confessionnels qui offraient des cours en français. À l’Académie Sainte-Marie, le français était même obligatoire à l’origine pour toutes les jeunes élèves, anglophones et francophones. À Saint-Boniface comme à Winnipeg, le français était donc enseigné à des anglophones. »

Dominique Laporte. (photo : Marta Guerrero)

Même quand la Province, dont la population était devenue majoritairement anglophone, a imposé l’anglais comme langue officielle en 1890, il rappelle qu’il y a « toujours eu présence d’une députation francophone. En tout temps, les Franco-Manitobains ont eu des alliés parmi les anglophones de Winnipeg, même s’ils ne le savaient pas toujours ».

Le français avait aussi sa place dans la vie culturelle de Winnipeg. « Les pièces du Cercle Molière étaient jouées à Winnipeg, en français, devant un auditoire en partie anglophone, rappelle Dominique Laporte.

« Et la presse anglophone montrait de l’intérêt pour ces pièces. Quand le Cercle Molière a participé au Festival national d’art dramatique, elle était fière qu’il représente Winnipeg. Les pièces en français du Cercle Molière étaient source de fierté pour les anglophones aussi. »

Le conseil d’administration du Cercle Molière avait d’ailleurs formé, à la fin des années 20, un comité d’honneur bilingue composé d’élites pour « faire connaître le Cercle Molière aux anglophones de Winnipeg ».

À partir des années 30, des étudiants anglophones, apprenant le français au département de français de l’Université du Manitoba, donnent même des représentations théâtrales en français, notamment à l’Alliance française qui se trouve au centre-ville.

« C’était valorisé de pouvoir parler français, affirme Dominique Laporte. Quelques collèges affiliés à l’Université du Manitoba avaient même des French Clubs. Toutefois, c’est surtout chez les élites que la francisation était favorisée, jusqu’à la Loi sur les langues officielles en 1969. Là, de plus en plus de parents anglophones ont demandé que leurs enfants apprennent le français. »

Le professeur agrégé ajoute qu’un Festival de chanson française était donné chaque année au Civic Auditorium de Winnipeg, jusqu’au milieu des années 60, et que l’auditoire anglophone était au rendez- vous.

Les liens entre anglophones et francophones existaient aussi au niveau des affaires. « Dans les années 40-50, CKSB avait besoin de commanditaires pour se financer, et ce sont des commerçants anglais qui lui achetaient de la publicité. D’ailleurs, de 1946 à 1951, un cours de français a été donné aux anglophones sur les ondes de CKSB, Let’s Learn French. Il était très populaire.

« Même La Liberté avait ses bureaux à Winnipeg, dans la paroisse du Sacré-Cœur. D’autres journaux de langue française étaient aussi publiés à Winnipeg dans les années 1910. Il y avait une vraie présence médiatique francophone à Winnipeg. » Dominique Laporte mentionne aussi la présence d’une succursale de librairie francophone à Winnipeg, la Librairie Kéroack, dès 1891. Elle a fermé dans les années 30.

Un avenir prometteur

Au début des années 2020, face à l’évolution de la francophonie manitobaine, la directrice des services en français à la Ville de Winnipeg, Nicole Young, a lancé une revue des services en français en menant des consultations publiques.

Nicole Young. (photo : Marta Guerrero)

Elle a déposé son rapport final début juillet 2023, avec quatre recommandations, dont celle d’étendre les services à toute la ville car les francophones sont aujourd’hui dispersés sur tout le territoire. Il a été adopté le 13 juillet par le conseil municipal. Le rapport pointait notamment que la Ville ne répondait à ses obligations que dans 39 % des services qu’elle offrait à la population francophone.

« Ce rapport est de nature administrative, précise Guy Jourdain. On ne touchera pas aux garanties linguistiques en place dans la Charte, il s’agira seulement de changements administratifs. Le conseiller Matt Allard avait proposé en janvier 2023 une modernisation de la Partie 9 de la Charte, mais ça avait été rejeté. »

Les mentalités ont en effet bien changé depuis les années 1970-1980. « À l’époque, la majorité anglophone voyait les francophones comme un élément de la mosaïque de l’Ouest canadien, au même titre que les Ukrainiens, les Mennonites, etc. Et comme ils étaient tous bilingues, il n’avaient pas vraiment besoin de services en français!

« Aujourd’hui, avec l’immigration francophone, c’est différent. Il y a beaucoup de francophones qui ne parlent pas ou peu l’anglais. Il y a aussi de plus en plus de personnes bilingues, produits de l’immersion, qui comprennent l’importance du français et y sont ouverts. »

Pour leur part, le directeur général et le directeur adjoint de la SFM, Daniel Boucher et Jean- Michel Beaudry, se réjouissent de la situation actuelle. « Les choses avancent, assure Daniel Boucher. La Ville s’est engagée à poser des gestes plus positifs et concrets pour les services en français, et nous savons que du travail se fait dans l’appareil de la Ville. »

Daniel Boucher
Daniel Boucher. (photo : Marta Guerrero)

Jean-Michel Beaudry précise que la SFM « a des conversations périodiques avec Nicole Young, qui est chargée de ce dossier à la Ville. On espère voir bientôt un passage à l’action du côté de la Ville. Ça fait trop longtemps que ça traîne ».

Nicole Young confirme que les choses bougent à la Ville : « La Division des services en français continue de travailler avec les gestionnaires de divisions dans leur livraison de services et leur embauche et rétention de personnel bilingue. De nouvelles demandes de ressources, nécessaires pour mieux implanter le plan, seront bientôt soumises. »

Entre temps, la Division collabore aussi avec les divisions qui offrent déjà des services de première ligne en français pour augmenter leur capacité à en offrir.

Nicole Young ajoute qu’« une ébauche de normes administratives a été déve- loppée et a commencé à être partagée auprès des directions des divisions, afin de les appuyer dans la livraison de services en français. On continue à identifier les besoins et outils nécessaires pour que la Municipalité puisse respecter ses obligations ».

Une formation linguistique est notamment offerte par la Division des services en français aux employés.ées municipaux. Une vingtaine de personnes s’y sont déjà inscrites.

Si la volonté d’agir est bien là, la directrice confie cependant faire face à quelques défis « en matière de personnel. Nous recrutons activement et nous nous efforçons de remplir les postes bilingues vacants le plus rapidement possible, mais nous prévoyons qu’il faudra encore un certain temps avant de retrouver un effectif complet et d’offrir pleinement les services. Nous travaillons aussi à former des partenariats avec les organismes communautaires pour trouver des solutions aux défis de promotion et d’accessibilité aux postes d’emplois bilingues offerts ».

La SFM prévoit aussi « sensibiliser davantage les conseillers de la Ville dans les prochains mois, ajoute Jean- Michel Beaudry. C’est essentiel pour donner un bon coup de pouce à ce projet ».

Jean-Michel Beaudry
Jean-Michel Beaudry. (photo : Marta Guerrero)

En outre, un comité consultatif sera mis sur pied pour examiner la proposition de révision de plan quinquennal des directions de services, avant de la soumettre au directeur municipal. La SFM en fera partie. « J’ai confiance qu’il y aura du progrès important pour les services en français dans un futur proche, confie Daniel Boucher. L’engagement est là. On a vraiment mis la table. »

Si la Ville travaille sur l’offre active, la communauté doit aussi faire sa part. « On doit travailler sur la demande active, souligne Me Guy Jourdain. Que les francophones osent demander les services auxquels ils ont droit, même si ce n’est pas toujours facile, que ça peut prendre du temps, de l’énergie, et être un peu inconfortable. »

Par ailleurs, la Ville a encore du travail à faire dans la valorisation du patrimoine francophone. « Le conflit autour du Carré civique et de l’ancien hôtel de ville de Saint-Boniface est symbolique, termine-t-il. Ça a toujours été plus difficile pour Saint-Boniface de défendre ses intérêts auprès du conseil de Winnipeg. »