À l’occasion du 25e anniversaire du Centre du patrimoine qui a été célébré à la fin de l’année dernière, Gilles Lesage, ancien directeur général de la Société historique de Saint-Boniface (SHSB), s’interrogeait sur les 25 prochaines années du Centre, mais aussi sur l’avenir des archives. 

Déjà, il se posait la question de l’impact de l’intelligence artificielle (IA). « Quel va être son rôle? L’IA aura-t-elle un rôle dans la préservation? La sélection? Le traitement? Déjà, dans certains domaines, on ne peut plus s’en passer. L’IA peut travailler beaucoup plus vite, mais ce n’est pas prévisible. Alors, on sait qu’on va dans cette direction-là, mais qu’est-ce que ça peut donner exactement? » 

Ce que ça peut donner exactement, il est encore trop tôt pour le dire. Mais Jasmine Bouchard, Sous-ministre adjointe, Secteur Expérience des usagers et mobilisation pour Bibliothèque et Archives Canada, travaille déjà sur quelques pistes. D’emblée, l’experte explique que ce sujet de l’IA est très surveillé. « Au fur et à mesure que les technologies se renouvellent, on y garde toujours un oeil. C’est sûr que des archives qui vont venir vers nous vont être beaucoup affectées par l’intelligence artificielle. Et l’on sait que ces technologies-là nous permettent de grandes économies d’effort généralement. Alors on garde une vue critique pour déterminer ce qui va être généré par IA ou pas. Tout en regardant d’un point de vue pratique ce qu’on va pouvoir changer dans notre façon de traiter les archives et d’en améliorer l’accès. »

L’un des aspects pour lesquels l’utilisation de l’IA pourrait avoir du sens est celui de la numérisation des archives. « Nous avons un immense défi avec la majorité de notre collection qui est analogique (1). On a environ 320 kilomètres linéaires d’archives. C’est l’une des plus grandes collections au monde. Alors, tout ce qui est analogique, ça peut être éventuellement traité par l’IA. Ça doit passer par la numérisation, puis on doit être capable de créer des outils structurés d’analyse. »

« Au fur et à mesure que les technologies se renouvellent, on y garde toujours un oeil. C’est sûr que des archives qui vont venir vers nous vont être beaucoup affectées par l’intelligence artificielle. Et l’on sait que ces technologies-là nous permettent de grandes économies d’effort généralement.

Jasmine Bouchard

Des projets pilotes mis en place

Concrètement, Bibliothèque et Archives Canada travaille déjà sur des projets pilotes autour de l’IA. Jasmine Bouchard donne quelques détails. « Par exemple, dans le cadre du recensement de 1931, on a mis en ligne les données historiques au printemps. On a travaillé avec Ancestry and FamilySearch pour générer un index beaucoup plus robuste. Ça permet une recherche plus approfondie. On a notamment ajouté plus de colonnes, qui offrent des informations sur les métiers des gens par exemple ou si les gens étaient équipés de radios aussi. On a aussi travaillé avec une compagnie de transcription qui s’appelle Transkribus. Ils sont capables non seulement de faire de la numérisation et créer des index à travers la reconnaissance des caractères, mais aussi des ensembles structurés de données. »

Spécialiste des expériences pour les usagers, Jasmine Bouchard voit avec l’IA de nouvelles portes s’ouvrir. Les tours et les visites dans les musées pourraient être très différentes que ce qu’on a connu jusque-là. « On pourrait créer des expériences plus personnalisées. On connaît les guides audio créés pour tout le monde pour une exposition. Mais si nous avons des programmes qui utilisent de grandes bases de données sur de grands artistes, on pourrait leur poser des questions sur leurs oeuvres, leurs toiles, leurs relations avec la nature. Ça seraient des expériences encore plus connectées aux besoins des visiteurs. »

Des dérives possibles?

Avec la question de l’IA viennent aussi les possibles dérives. Une d’entre elles est la question des droits d’auteurs. En effet, avec l’IA, il sera sûrement plus compliqué pour les archives de retrouver les sources des documents qu’elles reçoivent. 

Le gouvernement du Canada avait d’ailleurs lancé à la fin de l’année 2023 une consultation sur le droit d’auteur à l’ère de l’intelligence artificielle générative (2). Une consultation qui a notamment pour objectif « d’éclairer la politique sur le droit d’auteur à une époque où le contenu, même s’il peut sembler créatif et original, peut être facilement généré par un système d’IA. »

Sans trop y croire, Jasmine Bouchard imagine même un risque pour les histoires passées. « En théorie, on pourrait, par exemple, se remettre dans des photos de famille d’époque. Ces expériences-là pourraient influencer l’histoire comme on ne le pouvait pas avant. »

Dans le même temps, à l’image des projets pilotes présentés par Jasmine Bouchard, le gouvernement canadien ne veut pas rater ce virage de l’IA. En effet, dès 2017, la Stratégie pancanadienne en matière d’intelligence artificielle avait été lancée, avec un investissement initial de 125 millions $. Le gouvernement a depuis continué à investir des fonds avec un autre 443,8 millions $ en 2021.

(1) Se dit d’une archive ou d’un document sous format papier. 

(2) Fait référence à l’utilisation de l’IA pour créer de nouveaux contenus, comme du texte, des images, de la musique, de l’audio et des vidéos.

Le métier d’archiviste va-t-il subir une nouvelle transformation?

Lors de l’arrivée puis de la démocratisation des nouvelles technologies, les archivistes ont dû s’adapter. Métier en constant changement, comment l’archiviste de demain s’organisera-t-il avec ces nouveaux outils? « Certainement, comme depuis les années 1980, c’est une profession qui est amenée à évoluer. Depuis ce temps-là, beaucoup de gens se sont spécialisés dans la création de bases de données ou dans la génération de métadonnées beaucoup plus complexes », rappelle Jasmine Bouchard, Sous-ministre adjointe, Secteur Expérience des usagers et mobilisation pour Bibliothèque et Archives Canada. 

En revanche, selon Jasmine Bouchard, l’apport de l’humain reste encore essentiel. « J’avais lu dans un article qu’il sera plus compliqué d’entraîner l’IA à contextualiser une information qui fait partie du rôle de l’archiviste. Par exemple, si une localisation canadienne compte des dizaines d’orthographes différentes à travers les archives, ça prend quelqu’un pour entraîner la machine. Seule, l’IA ne peut pas savoir qu’un lieu a eu plusieurs noms différents. Mais bien sûr, dans le cas de tâches répétitives quand on traite une grande masse de documents, il y a sûrement un besoin qui va s’effacer. Car on va enseigner aux machines à le faire. »

Jasmine Bouchard pense aussi que sur des termes spécifiques de la langue française ou des langues autochtones, l’IA aura plus de mal à performer, car il s’agira d’éléments plus précis.

Quant à savoir si ce métier d’archiviste pourrait être menacé par le développement des IA, Jasmine Bouchard se veut rassurante. « Les archivistes ne sont pas un groupe monolithique. Il y a certainement des gens inquiets et d’autres qui trépignent d’impatience d’explorer les possibilités. Mais comme on l’a vu avec le développement de l’Internet, je ne pense pas que ce soient des métiers voués à disparaître, mais plutôt appelés à se transformer, oui. »