Par Antoine Cantin-Brault
La question de la langue est toujours un enjeu sensible parce qu’elle touche directement à notre identité. Nous nous présentons comme locuteurs/trices d’une (ou de plusieurs) langue(s) d’une part. D’autre part, nous nous définissons nous-mêmes au travers d’une (ou de plusieurs) langue(s) avec des mots subtils qui peuvent, en certains cas, être difficiles à traduire. Nous sommes dans et au travers de la langue.
Martin Heidegger (1889-1976) disait justement que « la langue est la maison de l’être ». La langue est, comme on vient de le dire, la maison de notre être. Nous déposons qui nous sommes dans la langue; nous nous servons de la langue pour dire qui nous sommes. La langue est aussi plus généralement la maison du monde, du sens du monde. Le sens habite la langue et c’est par ce sens que nous naviguons notre monde, que nous arrivons à l’apprivoiser, seul(e)s et avec les autres. Le monde livre son sens dans la langue et nous arrivons à vivre dans le monde grâce à la langue.
Il ne faut pas confondre langue et langage. Si les langages servent des buts utiles, comme le langage informatique, la langue, elle, dépasse l’utilité. Elle est une porte vers la transcendance. La langue doit être apprivoisée. Il faut la comprendre dans son mouvement même, de manière à pouvoir y loger. Il faut comprendre son intelligence, être attentif à son humour, reconnaître sa beauté « avec des mots superbes », comprendre aussi qu’elle « offre des trésors de richesses infinies », pour citer Yves Duteil.
La langue ne nous est pas donnée, il faut y entrer. Entrer dans une langue c’est, oui, entre autres apprendre platement sa grammaire et ses règles syntaxiques. Mais c’est surtout entrer dans la poésie de la langue, dans ce qu’elle a de porteur, dans son souffle qui nous dépasse comme locuteur/trice. La langue, en sa poésie, parle pour nous, elle ouvre son sens et nous ouvre le monde.
Il faut parfois rénover cette maison, mais toujours avec un grand tact. Certains mots, certaines tournures de phrase, certaines expressions vieillissent mal et méritent d’être retirées du décor. Cependant, chaque changement de décor amène avec lui un changement de sens : ce changement prend du temps et doit être mesuré avec la plus grande attention.
Car sans cette attention, on risque bien d’être exproprié de la langue. Croyant que la langue n’est qu’un outil mort créé pour assouvir la volonté humaine, et que l’on peut manipuler comme bon nous semble, toute une époque risque de ne plus trouver où se réfugier. L’abréviation de tous les mots est un signe, l’usage du « politiquement correct » en est un autre, et l’incapacité de tenir un discours cohérent et profond, en n’importe quelle langue, est l’indice le plus inquiétant de cette expropriation.
La langue n’appartient à personne. La langue appartient à l’être : l’époque actuelle saura-t-elle résister aux chants des sirènes de l’utile et de l’immanent qui transforment de plus en plus la langue en langage? Il le faut, si l’on ne veut pas vivre déracinés.