Pour Adam Garnet Jones, directeur du contenu télévisuel et des évènements spéciaux à Aboriginal Peoples Television Network, l’accent sur les langues autochtones est une évidence. « En ce moment, nous sommes dans la décennie des langues autochtones de l’ONU. La perte de la langue est l’un des problèmes les plus critiques dans nos communautés, dont nous entendons parler tout le temps.

« Nous voyons beaucoup de jeunes qui sont vraiment motivés pour se réapproprier leur langue, pour apprendre la langue, et qui veulent voir des programmes. Chaque année, lors de notre enquête annuelle auprès de nos téléspectateurs, la chose la plus fréquente qu’ils demandent est plus de programmes en langues autochtones. »

C’est dans cette optique qu’APTN a justement déposé une demande auprès du CRTC pour avoir une chaîne en langue autochtone à temps plein. « Il nous semble que le moment est venu pour nous d’avoir une chaîne en langue autochtone diffusée 24 heures sur 24. Nous souhaitons faire tout ce que nous pouvons pour soutenir les efforts de toutes ces personnes en matière d’éducation et de récupération des langues. »

Aucune décision n’a encore été rendue par le CRTC, mais Paulette Duguay, présidente de l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba, salue tout de même l’initiative. La vitalité des langues autochtones est une cause importante pour Paulette Duguay. « C’est essentiel à la sécurité identitaire, à la sécurité linguistique. C’est gagnant à tous les niveaux. »

Des choix difficiles

Ce sont près d’une année à différents producteurs canadiens pour développement et diffusion.

Durant l’année fiscale 2022-2023, ce sont 47 émissions dont 25 étaient en une ou plusieurs langues autochtones. Pour sa programmation printanière, le diffuseur souhaite miser davantage sur les langues autochtones. D’ailleurs, la plupart des producteurs viennent par eux-mêmes avec certains projets. Comme l’explique le directeur du contenu télévisuel et des évènements spéciaux à APTN, Adam Garnet Jones. « En général, les producteurs viennent nous voir avec un projet et nous disent, par exemple, qu’ils sont liés à une communauté anishinaabe et qu’ils veulent réaliser une version du projet en anishinaabemowin parce que cela correspond à leur communauté et que le contenu a du sens.

« Nous ne disons pas aux producteurs, vous savez, nous aimons votre émission, mais vous devez la produire en déné ou quelque chose comme ça. Non, il faut que l’envie vienne du producteur. »

Toutefois, c’est un travail d’équilibre de produire en anglais ou en français et dans une langue autochtone. Adam Garnet Jones rappelle des critères à APTN. « Si un projet est présenté en français ou en anglais, il y a évidemment du sous-titrage. Mais il y a une partie hybride qui peut rester. C’est-à-dire que la majeure partie de l’émission est donc en anglais ou en français avec un minimum de 20 % de langue autochtone parlée à l’écran dans chaque épisode. Nous essayons de choisir 20 % qui semblent les plus naturels. Nous ne voulons pas forcer la traduction, pour que finalement, personne n’ait envie de regarder l’émission par manque de naturel.

« Il arrive aussi tout simplement que le producteur ait fait le choix d’avoir l’émission dans plusieurs langues. Il arrive donc que nous ayons quatre versions d’une émission dans différentes langues qui sont toutes diffusées à des heures différentes et dans des blocs différents. »

L’enjeu de la traduction

Là encore, la traduction demande un travail d’équilibre puisque parmi les critères d’APTN, il y a la contrainte de temps. En effet, pour constituer une grille horaire de programmation, APTN se base sur la durée des épisodes. Peu importe la langue, un épisode d’une même émission doit avoir la même longueur. « Il doit durer le même temps. De plus, ça coûte aux producteurs beaucoup plus d’argent s’ils doivent faire un montage complètement différent de l’émission de télévision.

« Nous avons aussi des durées standard pour les épisodes parce que nous devons faire des promos et des publicités et tout ce genre de choses, donc oui, il faut que cela reste le même. »

D’où l’importance d’avoir des traducteurs qualifiés comme le reconnaît Adam Garnet Jones. « C’est difficile, surtout quand on prend une émission en anglais et qu’on la double en langue autochtone. L’anglais a tellement de mots qui sont spécifiques à des idées ou des objets individuels et que la plupart des langues autochtones sont plus descriptives. Il n’y aura donc pas un mot, plutôt un descriptif de l’action ou de la scène.

« Nous comptons donc beaucoup sur nos traducteurs pour trouver un moyen de traduire la langue de manière à ce qu’elle ait du sens et qu’elle communique l’idée. Mais il ne pourra jamais s’agir d’une traduction mot pour mot parce que cela ne pourrait jamais fonctionner. »

L’importance des médias dans la conservation des langues

Il est bien connu que les médias et la notion de Soft-power (1) vont de pair. Mais au-delà d’accentuer l’empreinte culturelle d’un pays sur le reste du monde, les médias jouent également un rôle crucial dans la sauvegarde des langues.

Ainsi, la mise en place d’une chaîne télévisée en langue autochtone est loin d’être anodine. Elle pourrait, au contraire, s’avérer salvatrice pour les langues autochtones qui sont en déclin.

Plusieurs Docteurs et professeurs ont d’ailleurs écrit sur le sujet. Par exemple, le Dr Alain Flaubert Takam, professeur de Lettres modernes et de linguistique à l’Université de Lethbridge en Alberta.

Dans son étude intitulée : REVITALISATION DES LANGUES MINORITAIRES PAR LES MÉDIAS : ÉTUDE DE QUELQUES STRATÉGIES DE PROMOTIONS DES LANGUES AUTOCHTONES AU CANADA. Le professeur indique noir sur blanc, dès les premières lignes : « Les médias contribuent de façon décisive à la revitalisation des langues dans le monde. La radio et la télévision promeuvent la langue parlée, les journaux la langue écrite et l’internet les deux. Ces médias peuvent en effet aider à la standardisation des langues minoritaires ainsi qu’au changement de la perception et des attitudes linguistiques et culturelles par rapport à ces langues. »

Plus intéressant encore, la présence prédominante de certaines langues dans les médias publics pourrait avoir des effets néfastes sur la santé des langues en situation minoritaire. C’est ce qu’écrivent Onowa McIvor, professeure agrégée et ancienne directrice de l’éducation autochtone à l’Université de Victoria et Teresa L. McCarty, professeure émérite, professeure de linguistique appliquée et co-directrice du Center for Indian Education à l’Arizona State University.

« Alors que de nombreux jeunes ressentent clairement le lien avec leur culture en apprenant leur langue, les influences des médias populaires dans les langues dominantes peuvent être écrasantes et préjudiciables à la revitalisation de la langue. »

(1) Le soft power est un concept développé par le professeur Joseph Nye et fait référence à la capacité d’un pays à influencer d’autres pays sans imposer de contraintes.

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