Professeur associé d’histoire à l’Université du Manitoba, Erik Thomson s’intéresse à l’histoire de la CBH pendant la Première Guerre mondiale.
« La CBH a fonctionné comme un agent mondial de ravitaillement pendant la guerre au bénéfice du gouvernement français et de ses alliés, révèle-t-il. Le contrat a été conclu dès octobre 1914 avec le gouvernement français. La CBH a alors commencé à approvisionner la France, puis la Belgique ou encore la Russie. »
Il revient sur la genèse de ce contrat entre la France et la CBH : « C’est le secrétaire de la CBH, Frank Charles Ingrams, qui s’est rendu en France en octobre 1914, à Bordeaux où le gouvernement français avait été évacué, pour proposer les services de la CBH. » Il signe alors un contrat avec le ministre des Finances français Alexandre Ribot et le ministre de la Guerre français, Alexandre Millerand.
« Fait intéressant, le jeune français Jean Monnet devient alors un genre de facilitateur entre la France et la CBH. Celui qu’on considéra plus tard comme l’un des pères fondateurs de l’Europe a donc commencé sa carrière politique auprès de la CBH et a voyagé jusqu’à Winnipeg dans ce cadre! »
En effet, bien que son siège social soit à Londres, au Royaume-Uni, la CBH opérait depuis l’Ouest canadien. « Le bureau principal de la CBH au Canada était à Winnipeg. Ce sont donc les ressources de l’Ouest canadien qui ont permis d’approvisionner les troupes sur le front. »
À cette époque, la Compagnie de la Baie d’Hudson avait juste commencé à se transformer du modèle de postes de traite à celui de grands magasins de style européen.
Également directeur du Chemin de fer du Canadien Pacifique et d’Ogilvie Flour Mill, le chef du comité canadien de la Baie, Augustus Nanton, a utilisé ses liens commerciaux pour que la CBH puisse mieux répondre aux besoins des pays de l’Entente (1).
En parallèle, aux États-Unis, la banque JP Morgan sert aussi comme agente d’échanges pour les pays de l’Entente.
La nourriture comme arme
Erik Thomson précise : « La banque Morgan s’occupait principalement de fournir de l’argent et des munitions et armements de guerre classiques, comme les canons, alors que la CBH fournissait de la nourriture et des matières premières telles que du fer et autres métaux, du sucre – comme nourriture et matière de base pour les explosifs -, de l’acide sulfurique, ou encore des articles manufacturés comme des câbles, du fil barbelé, des chaussettes, des chaussures, des tissus, etc.
« Au final, si les obus et les canons étaient nécessaires pour faire la guerre, la nourriture, elle, était vitale. Quand il a fallu choisir en 1917 entre affréter des navires pour acheminer des armes ou du blé, le haut commandement français a donc choisi le blé. »
Erik Thomson donne un peu de contexte à la situation : « À cause de la révolution bolchéviste qui avait commencé en Russie, il y avait des pénuries de nourriture en France. Les dirigeants français avaient alors peur qu’il y ait des mutineries de soldats à cause de cela, ce qui aurait affecté le résultat de la guerre.
« En même temps, il y avait une famine en Allemagne à cause du blocus des troupes alliées. La nourriture devenait donc un outil de guerre. Quand on pense à la Première Guerre mondiale, c’est un élément tout à fait central. On peut parler d’une guerre de nourriture et à ce niveau, le rôle joué par CBH est très sous-estimé aujourd’hui. »
Le professeur associé souligne que si la France ne subvenait pas elle-même à ses besoins, c’est parce que ses fermiers avaient dû prendre les armes. Jusqu’à un certain point, la Première Guerre mondiale a donc accentué la globalisation économique et le développement de liens d’interdépendance.
« La CBH a fourni un huitième de tout le blé consommé en France en 1917. Pendant la guerre, des centaines de navires ont transporté ces denrées. La CBH est elle-même devenue propriétaire de 40 navires marchands pour le bénéfice de la France et de ses alliés. » Ces bateaux seront transférés au gouvernement français après la guerre.
Le contrat entre la CBH et la France a pris fin quelques années après la guerre. « C’est peut-être l’affaire la plus profitable que la Compagnie de la Baie d’Hudson n’ait jamais eue, conclut Erik Thomson. Le magasin de la Baie au centre-ville de Winnipeg a d’ailleurs été construit en partie avec les profits de la guerre. (2)
« La CBH a toutefois pris la décision de ne plus être une grande marchande mondiale de nourriture après la Première Guerre mondiale. Elle n’a pas repris son rôle de fournisseur pendant la Seconde Guerre mondiale. »
(1) Pendant la Première Guerre mondiale, les pays de l’Entente (France, Grande-Bretagne, Russie, Serbie, Belgique puis États-Unis) ont combattu les pays de l’Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie).
(2) La bâtisse située au 450 avenue Portage a été inaugurée le 18 novembre 1926.