Le Cercle Molière, actuellement à la recherche du/de la successeur.e de Geneviève Pelletier devra probablement allier l’héritage de cette femme à l’énergie créatrice et le besoin de rejoindre un public plus traditionnel. Des changements qui découlent d’une vision, d’un contexte social ou encore économique et qui, ne peuvent pas plaire à tout le monde.
Après 12 ans passés à la direction artistique et générale du Théâtre Cercle Molière, Geneviève Pelletier quittera son poste au mois de juillet 2025.
Son prédécesseur Roland Mahé avait assuré le même poste de 1968 à 2012. Assez logiquement, les deux directeurs ont apporté avec eux une vision très personnelle et différente de ce que le théâtre pouvait être. Ainsi, après 40 ans de pièces classiques (1), Geneviève Pelletier le disait elle-même lors d’une entrevue avec La Liberté au moment d’annoncer son départ à la fin du mois de novembre 2024 : « Un gros virage a été pris », lors de son entrée en poste.
« Mon plus grand accomplissement c’est d’avoir transformé le TCM, qui proposait 90 % de représentations classiques, à un théâtre dont la programmation se compose à 100 % de créations. »
Le choix de s’adapter
Un choix fort, que Geneviève Pelletier a pris dans le but d’offrir à la scène créative locale « un espace où créer, où les artistes ont une parole ».
Mais c’est aussi un choix qui correspondait, à la fois à la vision de l’artiste multi-disciplinaire métisse, mais aussi à la réalité d’une communauté francophone manitobaine en plein changement.
Geneviève Pelletier remonte le temps dans les années 1990-2000 au « tout début » des vagues migratoires venant de l’Afrique de l’Ouest, centrale et du Nord. Elle se souvient d’une réflexion générale sur les changements qui s’opéraient et sur ce que serait la francophonie de demain.
« Il fallait opérer un virage important pour que le théâtre reste pertinent et pour ouvrir le plus possible cet espace de théâtre que beaucoup perçoivent comme trop élitiste. Le rendre plus accessible, en faire un lieu où tout le monde a sa place. Ouvrir la voie à différentes personnes pas seulement les jeunes, mais aussi les gens qui n’ont pas eu la chance de se présenter ou d’être représentés sur scène. »
Au-delà de la portée sociale de cette vision, il y a aussi la question des finances et des budgets. Dans la réalité économique actuelle,
Geneviève Pelletier explique que des subventions importantes ont pu être trouvées sous le joug de la création, de la diversité ainsi que de la réconciliation. « Ces thèmes-là jouent un rôle important dans nos budgets en ce moment. »
Classique et opaque
Cette idée, selon laquelle le théâtre est une forme d’art réservée à une élite, prend racine dans l’histoire de la dramaturgie et de sa démocratisation dans les sociétés modernes. C’est ce qu’explique Yves Jubinville, professeur en études théâtrales et directeur de l’école supérieure de théâtre de l’UQAM.
« Les grands textes ont longtemps été valorisés. C’était une façon de rendre accessible la Grande culture à la population. Or celles et ceux qui avaient le pouvoir de définir ce qu’était la Grande culture c’était forcément l’élite. »
Pourtant, lorsque les pièces de Shakespeare étaient jouées par des théâtres ambulants au 16e siècle, toutes les classes sociales y assistaient.
C’est avec le temps que les classiques le sont devenus, et c’est avec le temps qu’elles sont devenues moins abordables et donc, moins attirantes pour une partie du public.
« L’on peut comprendre la volonté d’un théâtre de maintenir le lien avec les textes traditionnels, mais effectivement, cela peut provoquer des résistances. L’écart culturel entre le public d’aujourd’hui et les valeurs incarnées par les classiques ne cessent de s’agrandir. Ces œuvres sont parfois opaques, illisibles pour une partie du public qui n’en comprend plus les enjeux. C’est d’ailleurs un défi aujourd’hui pour les metteurs en scène. »
« Logique culturelle »
Mis au courant du contexte actuel de cet article, à savoir la recherche d’une nouvelle direction artistique pour l’unique théâtre de langue française de Winnipeg, Yves Jubinville, fait un parallèle intéressant avec la sphère théâtrale du Québec des années 1970. Années pendant lesquelles, pour près de 10 ans « le répertoire classique a été mis de côté ».
« C’était une période de création collective, où l’on a cherché à produire des créations originales, nouvelles. C’est un réflexe normal, dit-il. On veut se saisir de notre propre culture, créer à partir de nos propres codes, notre propre langue et notre propre histoire. »
Au vu d’une société qui change, le professeur voit une certaine logique culturelle dans la tendance à opposer les deux formes de théâtres dont il est question ici.
Deux publics, un théâtre
Un choix fort donc, et qui, à ce titre, ne pouvait évidemment pas plaire à tout le monde.
Sous couvert d’anonymat, quelques personnes ont confié à La Liberté que l’absence totale d’un répertoire plus classique sur les planches du TCM les a poussés à résilier leur abonnement auprès de la plus vieille troupe de théâtre francophone de l’Ouest, qui fête en 2025 ses 100 ans.
Marc Rémillard, par exemple, a mis un terme à son abonnement. Il s’y rend désormais sporadiquement, lorsque la pièce l’intéresse, accompagné de sa femme Aline. « Nous étions abonnés jusqu’à la COVID-19. Ces dernières années, nous trouvions que les pièces n’étaient plus trop de notre goût ». À plus de 70 ans, Marc Rémillard se dit lui-même être de « la vieille école ».
« On aime un certain style de théâtre et le nouveau style ne correspondait plus tout à fait à nos préférences. »

Lorsqu’on lui demande ce qui pourrait l’inciter à reprendre un abonnement, il dit ceci : « On aime beaucoup les comédies (rires), quand on fait des sorties, on cherche quelque chose d’assez léger, on cherche à se divertir. La programmation était parfois un peu trop bizarre pour nous. C’est correct pour certaines personnes, mais pour nous autres, ça ne correspondait pas à ce que l’on cherchait. »
Lorsque l’on parle de comédie, l’on pourrait penser bien sûr au Malade imaginaire de Molière ou encore Les Fourberies de Scapin, mais l’on trouve aussi des comédies dans le théâtre contemporain. En janvier 2023, l’on pouvait aller voir au TCM la comédie de David Paquet Le Soulier.
L’importance d’un équilibre dans les propositions
De son côté, Michelle Smith qui a été la présidente du CA du TCM de 2013 à 2019, et qui a reçu, en 2022, le Prix Ramon John Hnatyshyn pour son engagement bénévole dans le milieu des arts, regrette elle aussi la distance prise avec le répertoire classique.
Si elle fait valoir que le théâtre créatif et les collaborations collectives ont leur place sur les planches, elle relève tout de même l’importance d’un équilibre dans les propositions de la programmation du seul théâtre de langue française à Winnipeg.
Elle rappelle que le TCM est un théâtre communautaire et qu’en ce sens, « il faut desservir tous les types de publics et ne pas favoriser l’un ou l’autre. On ne veut pas exclure la création, bien sûr que non, mais il faudrait qu’un juste milieu soit trouvé. »
Des propos qui sont cohérents avec la nature même du théâtre. Yves Jubinville argue que le théâtre ne peut pas fonctionner en « vase-clos » et prône l’importance d’une diversité « autant dans la provenance, que le registre des textes ».
Un TCM en bonne santé
À la demande de La Liberté, Geneviève Pelletier a partagé à notre rédaction un compte rendu qui fait le suivi du nombre d’abonnements et de billets simples vendus depuis la saison 2010-2011, période qui coïncide avec l’ouverture du nouveau théâtre, jusqu’à la saison 2023-2024.
On peut y observer qu’effectivement, le nombre d’abonnés a diminué progressivement au fil des saisons.
Sous la direction précédente de Roland Mahé, soit de 2010-2011 à 2012-2013, une diminution de 1 697 à 1 346 abonnés s’est opérée. La diminution s’est ensuite poursuivie sous la direction de Geneviève Pelletier graduellement pour atteindre le 0 pendant les deux ans de pandémie puis est remontée de 110 en 2022-2023, puis 135 en 2023-2024.
Cependant, les ventes de billets simples, elles sont restées relativement constantes et ont passé la barre des 2 000 sous la direction de Geneviève Pelletier à quatre reprises. En 2023-2024, les ventes au guichet étaient de 2 873, un chiffre record pour la période observée.
Cette évolution des chiffres démontre certes qu’une partie de la communauté s’est détournée du Cercle Molière, mais elle démontre aussi un changement dans le mode de consommation du public. D’un système d’abonnement, le TCM se dirige dorénavant vers un système d’adhésion qui n’engage pas nécessairement le public sur une saison complète et « qui offre une plus grande flexibilité ».
« Les personnes peuvent choisir un certain nombre de billets et choisir les soirs où ils souhaitent venir. Elles peuvent même offrir ces billets à leurs amis. »
Une nouvelle direction
Par ailleurs, le TCM est bien au fait de ces voix dans la communauté. Geneviève Pelletier dit comprendre « qu’une génération de personnes ait été déçue ».
Jean-Luc LaFlèche siège sur le conseil d’administration du TCM, il est aussi membre du comité de recrute- ment pour la nouvelle direction artistique et codirection générale (2). Un nouveau système de gouvernance qui permettra à la direction artistique de se consacrer pleinement à la programmation.
« Nous sommes toujours à la recherche de quelqu’un qui est penchée vers la créativité, et qui apportera de la diversité dans la programmation. »
Programmation libre
Il indique que lorsqu’il s’agit du style de pièces ou des thèmes des saisons, le comité de recrutement n’a pas de critères à proprement parler. À propos de la prochaine direction, il indique « nous allons vraiment la laisser libre de faire ce qu’elle souhaite avec la programmation. »
Même sans critères, il laisse tout de même savoir que le comité de recrutement prendra en compte les souhaits formulés par certains membres de la communauté.
« Nous allons prendre tout cela en considération lorsque nous embaucherons la nouvelle direction, c’est certain. On veut de la diversité dans le répertoire et l’on veut plaire au public et ramener au théâtre les personnes qui ont résilié leur abonnement. Alors, oui, on cherche quelqu’un qui est ouvert à trouver un équilibre et avoir un peu de tout et plaire à un maximum de monde. »
Des propos qui correspondent avec le discours de Geneviève Pelletier au moment de l’annonce de son départ. Elle annonçait à ce moment-là l’importance qu’une « autre vision influe sur le théâtre ».
Une approche que corrobore Yves Jubinville, professeur en études théâtrales et directeur de l’école supérieure de théâtre de l’UQAM.
« Le théâtre se place entre des publics très différents et doit opérer un croisement, créer un espace où ces pôles peuvent se rencontrer. Socialement le théâtre joue un rôle important, à savoir celui de
créer des ponts. »
(1) L’on parlera de Classiques ici en référence aux pièces de théâtre issues du répertoire littéraire traditionnel (Shakespeare, Molière, Corneille, etc…)
(2) Les candidatures pour le poste devront être envoyées avant le 7 février 2025.