Félix Mathieu, professeur agrégé en sciences politiques à l’Université de Winnipeg, détaille à La Liberté les enjeux de l’élection fédérale qui devrait suivre plus tôt que tard.

Mark Carney et Chrystia Freeland semblent avoir une certaine proximité avec la politique de Justin Trudeau. Cela peut-il porter préjudice au parti libéral?

Mark Carney, Chrystia Freeland et les autres ont quand même cherché à se distancer significativement de certaines des positions les plus critiquées du bilan du gouvernement, je pense notamment à la taxe carbone ou encore à l’idée de dépenser sans compter. Dans ce sens, plusieurs des arguments et des slogans qu’ont martelé les conservateurs de Pierre Poilievre au cours des derniers mois deviennent un peu caducs.

Mark Carney est souvent vu comme le seul à pouvoir renverser l’avance de Pierre Poilievre dans les sondages…

Dans le contexte actuel, si on se met dans la peau d’un libéral qui croit au maintien de son parti au pouvoir tout en écartant Pierre Poilievre, la seule option potentiellement viable, c’est la candidature de Mark Carney.

Lorsque l’on s’intéresse aux sondages, on constate un avantage pour une course au coude à coude entre Mark Carney et Pierre Poilievre. Et dans les circonstances, j’ai l’impression que c’est davantage pour sauver les meubles que les libéraux sont attirés vers lui. Maintenant, pour que Mark Carney ait une chance de l’emporter, il faut capitaliser sur cette lune de miel autour de sa candidature.

Et une fois l’élection libérale passée, quel scénario se dessine?

D’abord, ce qui est intéressant, c’est que si on compare les libéraux aux conservateurs, on observe qu’il y a davantage un projet idéologique mis en avant.

En effet, contrairement aux conservateurs, les libéraux iront toujours configurer leur lentille idéologique en fonction du débat pour se positionner de manière stratégique. Ainsi, ils s’assurent de récolter les appuis d’un électorat assez vaste à travers le pays, et ce, en fonction des intérêts qui les recoupent et les divisent. C’est d’ailleurs pour ça qu’on présente souvent le Parti libéral comme un parti qui courtise les intérêts des différentes communautés, et c’est aussi ça qui en fait sa grande victoire.

Donc que les libéraux soient majoritaires, c’est extrêmement improbable. D’après moi, les conservateurs pourraient remporter les prochaines élections, mais on se disait la même chose en 2019 et en 2021. Donc, ça montre que les libéraux sont capables de récolter des votes de manière plus stratégique à travers les circonscriptions du Canada, tandis que les conservateurs vont gagner plusieurs circonscriptions avec 60 et 70 % de soutien dans une circonscription. Et donc, en la matière, la machine libérale est souvent mieux équipée que la machine conservatrice.

Si c’est bien Mark Carney qui est élu, comment voyez-vous la suite?

S’il gagne, plusieurs scénarios circulent déjà. Au moment où il deviendra chef du parti fédéral, il se pourrait que sa première action soit de se rendre à la résidence de la gouverneure générale pour lui demander de déclencher de nouvelles élections, et donc de dissoudre le Parlement. Mais peut être qu’avant de faire ça, il voudrait composer son propre cabinet. Car si ce n’est pas le cas, cela voudrait dire que pendant les élections, le cabinet en poste – symboliquement et concrètement – est celui de Justin Trudeau.

Mais la probabilité que nous attendions jusqu’au 24 mars prochain, au moment du discours du Trône pour mettre fin à la prorogation, est quasi nulle, selon moi. Je ne vois pas pourquoi un nouveau gouvernement dirigé par Mark Carney irait faire exprès de se diriger vers un discours du Trône, sachant qu’il va se faire défaire au moment du vote, donc ça déclenchera à nouveau des élections. L’objectif pour Mark Carney serait plutôt d’aller directement à l’élection le plus rapidement possible, tandis que la fortune semble l’accompagner en ce moment.

Dans le contexte géopolitique actuel, avec les positions de Justin Trudeau et un certain retour aux sentiments patriotiques, le Parti libéral n’a-t-il pas bénéficié d’une meilleure image?

En ce moment, au-delà du parti, on observe une augmentation assez considérable du sentiment de fierté d’appartenance à la nation canadienne et aux projets politiques canadien. Et donc, ça se répercute assez positivement au niveau des personnes qui occupent les fonctions gouvernementales, qui sont aussi celles qui se retrouvent face à l’administration de Donald Trump. C’est un phénomène qu’on retrouve aussi au niveau parlementaire. En effet, pendant les congés des travaux au Parlement, il n’y a pas de questionnement, ni d’occasions particulières pour l’opposition de se faire entendre.

En parlant d’opposition, quelles sont les stratégies des conservateurs dans cette campagne?

Actuellement, l’opposition n’a pas grand intérêt à jouer carte sur table et à divulguer leurs stratégies dans les médias. Car dans le contexte actuel, notamment sur les questions géopolitiques, le Parti libéral pourrait en tirer l’avantage et mettre en œuvre
ces politiques.

Concernant le Parti conservateur, on ne sait pas énormément de choses sur leur programme et leur stratégie. Mais il faut savoir qu’il existe une part considérable de membres du Parti conservateur qui soutiennent les politiques de Donald Trump, et tout du moins, qui aiment sa personne. Et à l’inverse, on sait qu’au sein du parti, il y a un courant qui s’appelle les « Red Tories », qui correspond à un conservatisme économique mais sans le côté social ou religieux, qui les pousse donc à détester la figure de Donald Trump.

Alors aujourd’hui, Pierre Poilievre doit trouver une manière de réconcilier ces deux groupes au sein même de sa formation. Et dans le même temps, il ne peut pas gagner les élections générales avec seulement sa propre base militante, il doit l’élargir à un électorat canadien qui, en majorité, semble détester Donald Trump.

C’est donc une position très délicate pour Pierre Poilievre, qui est déjà présenté comme le Trump canadien. Alors plus globalement, les conservateurs se retrouvent face au défi suivant : trouver un équilibre entre critiquer l’approche gouvernementale canadienne actuelle avec le front commun et proposer une nouvelle voie qui fait consensus.