Tandis que les cas se multiplient au Manitoba, le microbiologiste Philippe Lagacé-Wiens et la professeure Julie Lajoie tirent la sonnette d’alarme : une combinaison de retard vaccinal, de désinformation et d’accès inégal aux soins relance le virus au cœur des communautés.
À travers le Canada, les provinces connaissent une augmentation alarmante du nombre de cas de rougeole depuis le début de 2025. Avec plusieurs dizaines de cas depuis le début de l’année, cette recrudescence de cas observés au Manitoba est déjà considérée comme une crise de santé publique.
Le gouvernement fédéral avertit même que le Canada est à risque de « perdre le statut d’élimination de la maladie » si la transmission se poursuit à ce rythme. (1)
À l’heure d’écrire ces lignes, les dernières mises à jour concernant la rougeole au Manitoba faisaient état de 105 cas confirmés depuis le début de l’année, dont 53 pour seul le mois de mai.
Mais comment est-on passé d’une maladie éliminée en 1998 à près de 3 000 cas à l’échelle nationale cette année?
Selon Philippe Lagacé-Wiens, médecin microbiologiste à l’Hôpital de Saint-Boniface et professeur adjoint en microbiologie à l’Université du Manitoba, le cœur du problème réside dans la question de la vaccination.
Le vaccin contre la rougeole est administré en deux doses. Bien qu’il puisse être donné dès l’âge de 6 mois, le premier vaccin est administré aux bébés âgés d’un an, car les anticorps hérités de leur mère neutraliseraient un vaccin administré trop tôt. Ensuite, une deuxième injection est effectuée vers 4 à 6 ans afin de maximiser la réponse immunitaire juste à temps pour que l’enfant entre à l’école.
Les chiffres provinciaux montrent qu’en 2020 et avant, environ 86 % des enfants âgés de 2 ans et 75 % des enfants âgés de 7 ans étaient vaccinés contre la rougeole.
En 2023, les chiffres les plus récents dont nous disposons au Manitoba, ces mêmes pourcentages étaient tombés à 80 % à l’âge de 2 ans et à 65 % à l’âge de 7 ans, ce qui représente une baisse importante.
Dans certains endroits, comme la région de Santé-Sud, les taux de vaccination descendent jusqu’à 53 % chez les enfants de 7 ans.
Les taux de vaccination sont en baisse depuis la pandémie, et Philippe Lagacé-Wiens explique qu’il s’agit d’un problème multifactoriel.
« Il y a eu un problème d’accès aux vaccins et aux services de santé durant la pandémie. À cause de la COVID, il y a eu des vaccinations qui ont été omises ou oubliées et on n’a jamais fait le rattrapage. »
L’enjeu de la désinformation
L’hésitation face à la vaccination a aussi considérablement augmenté pendant et après la pandémie.
Les informations fiables sur la vaccination ont été noyées dans la désinformation, et les critiques du public concernant la mise en œuvre du vaccin COVID ont suscité une grande réticence à se faire vacciner contre n’importe quelle maladie.
Sans parler de la montée du sentiment antivax, un groupe de personnes particulièrement difficiles à convaincre de la nécessité de se faire vacciner.
« Le problème, c’est que si on n’a pas un taux de vaccination de la rougeole qui est au-delà d’environ 95 %, il y aura des épidémies dans la communauté. C’est un virus qui est très librement transmissible : une personne malade pourrait infecter une vingtaine de personnes qui ne sont pas vaccinées. »
La réticence aux vaccins ayant désormais des impacts considérables sur la santé publique, certains experts appellent à une meilleure formation à la communication scientifique pour le personnel de santé en formation.
La docteure Julie Lajoie, professeure adjointe au département de microbiologie médicale et des maladies infectieuses de l’Université du Manitoba, est l’une d’entre elles.
« Je pense qu’on va devoir considérer de rajouter des cours autant aux élèves en médecine qu’aux futurs chercheurs comme moi pour vraiment être capable de parler au public et aux médias, dit-elle. Ça va vraiment être important d’avoir les outils nécessaires pour contrer la désinformation. »
Selon elle, la désinformation sur les vaccins a commencé avant même la COVID puisque le scepticisme à l’égard des vaccins contre la rougeole et le virus du papillome humain se répandait déjà.
Alors que de plus en plus de fausses informations se propagent en ligne, plus de gens risquent d’en venir à des conclusions qui les amènent à se méfier des informations de santé publique.
C’est pourquoi Julie Lajoie croit que les universités doivent s’adapter aux tendances sociales et former les futurs scientifiques en ajoutant des cours ou des ateliers afin de mieux comprendre la santé publique et de mieux répondre aux besoins des patients.
« Si une personne a des questions, c’est vraiment important d’avoir le bon langage, dit-elle. Dans beaucoup de cas, ce ne sont pas nécessairement des gens qui sont anti-vaccins, mais ils ont des questions et veulent se faire répondre correctement. Il faut qu’on respecte le fait qu’ils ont des préoccupations. »
Propagation et symptômes
L’humain est le seul porteur de la rougeole, qui se propage par aérosol. On parle de minuscules gouttelettes projetées lorsque nous respirons, parlons ou éternuons et qui sont si microscopiques qu’elles restent suspendues dans l’air pendant des heures dans les endroits peu ventilés.
Elles peuvent également rester sur des surfaces qui n’ont pas été adéquatement désinfectées et infecter les personnes qui entrent en contact avec elles.
« Même si la salle est très grande, un gymnase par exemple. Il pourrait n’y avoir qu’un cas de rougeole, et tout le monde qui est dans le gymnase serait exposé au virus. En fait, la seule chose qui ferait une différence, c’est le taux de vaccination. »
C’est pourquoi les avis de santé publique concernant les nouveaux cas de rougeole mentionnent des lieux précis et la période au cours de laquelle les personnes ont pu être infectées.
Mais ce qui rend la rougeole difficile à détecter à un stade précoce, c’est que les premiers symptômes ressemblent beaucoup à ceux d’un rhume commun ou d’une conjonctivite chez l’enfant.
« Les prochains symptômes sont un peu plus spécifiques. Les gens vont remarquer en premier lieu une éclosion sur la peau, composée de picots plats rougeâtres qui commencent généralement sur le visage et qui descendent au cours de quelques jours sur le reste du corps. »
Au moment où ces symptômes, les plus connus de cette maladie, apparaissent, la personne touchée a probablement déjà présenté des symptômes pendant au moins quatre jours. Ce qui signifie que pendant plusieurs jours, la personne qui pensait n’avoir qu’un simple rhume aurait pu mettre d’autres personnes en danger.
Une maladie qui coûte cher
Selon Philippe Lagacé-Wiens, environ sept à 10 % des cas de rougeole nécessitent une hospitalisation.
Mais ces personnes infectées ont des exigences particulières : pour éviter de contaminer le personnel hospitalier ou les autres patients, les malades de la rougeole doivent être isolés dans leur propre chambre, une ressource rare dans la plupart des hôpitaux qui accroît la pression sur les établissements médicaux lorsque le nombre de cas est beaucoup plus élevé.
Et les conséquences de la maladie peuvent être extrêmes. Une personne atteinte sur 10 peut contracter une pneumonie grave. Environ une personne sur 1 000 contracte une encéphalite, qui provoque des dommages permanents au cerveau. Un à 10 cas de rougeole sur 10 000 entraînent la mort.
« Et en plus, il y a une condition très sérieuse, la panencéphalite sclérosante. C’est une maladie qui est une conséquence à long terme du virus de la rougeole. »
« Le virus s’établit dans le cerveau de l’individu qui a été infecté et se réactive à 8 à 12 ans plus tard. On parle d’environ une personne sur 10 000, et c’est une condition qui est 100 % mortelle. C’est aussi pire que la rage. »
La rougeole étant une maladie qui touche principalement les enfants, les effets secondaires peuvent avoir des conséquences dévastatrices sur la vie d’une jeune personne. Les enfants de moins de 5 ans étant plus susceptibles aux complications, ils pourraient être affectés par des effets à long terme pour le reste de leur vie.
Vacciner pour prévenir
« Se faire vacciner, c’est 100 % la recommandation, insiste Philippe Lagacé-Wiens. L’immunisation, c’est vraiment la seule chose qu’on peut faire pour prévenir les infections, mais aussi pour réduire la sévérité de l’infection. »
Cela vaut non seulement pour les enfants, mais aussi pour les adultes qui n’ont reçu qu’une seule des deux doses du vaccin contre la rougeole. Les deux vaccins sont nécessaires pour assurer une protection complète.
Rendre la vaccination obligatoire pourrait être une solution : au Manitoba, les vaccins ne sont pas obligatoires pour que les enfants puissent aller à l’école. En fait, au Canada, seuls l’Ontario et le Nouveau-Brunswick exigent une preuve de vaccination pour inscrire un enfant à l’école.
Le microbiologiste précise toutefois que ces règles peuvent être facilement contournées par des objections personnelles ou religieuses. Elles ne sont pas non plus totalement infaillibles : l’Ontario a presque atteint les 2 000 cas de rougeole depuis le début de l’année.
Enfin, Philippe Lagacé-Wiens met également en garde contre la désinformation. Même si beaucoup prétendent que la rougeole peut être prévenue ou guérie par des méthodes maison ou des suppléments, rien ne remplace l’immunisation préventive.
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