Dix ans après, en Alberta, le Campus Saint Jean fait le bilan lors d’un colloque qui a réuni universitaires et juristes de plusieurs provinces au pays.
Les affaires impliquant Gilles Caron et Pierre Boutet, concernaient l’obligation constitutionnelle de légiférer en français et en anglais en Alberta et en Saskatchewan.
Les deux hommes contestaient des contraventions pour leurs infractions au code la route parce que les lois n’avaient pas été adoptées bilingues.
Pour cela, ils se basaient sur l’histoire constitutionnelle de l’Ouest canadien et des garanties linguistiques issues du Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le territoire du Nord-Ouest.
En 2014 puis 2015, les tribunaux étaient saisis de la question de savoir si de telles garanties existaient, une position contestée et finalement rejetée.
Ce qui était au cœur de l’argumentation, c’est que l’Alberta tout comme la Saskatchewan n’avaient pas, historiquement, de garanties linguistiques explicites comparables à celles du Manitoba.
Au Manitoba, l’arrêt Forêt de 1979 avait rétabli le droit d’utiliser le français devant les tribunaux après qu’il avait été abrogé en 1890, près de 20 ans après l’entrée du Manitoba dans la Confédération en 1870, et lors de laquelle la protection des droits acquis avait été négociée avec la Couronne par Louis Riel.
Colloque
Les 19 et 20 novembre, l’Institut de recherche IMELDA de l’Université de l’Alberta a organisé un colloque réunissant chercheurs, juristes et acteurs communautaires, un évènement qui a attiré près de 95 participants et à l’initiative de Valérie Lapointe-Gagnon, professeure au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta.
« Ce n’est pas une très grosse équipe, mais on a un peu de ressources financières pour faire rayonner le patrimoine francophone de l’Ouest. Je pense que c’est un bon usage de ces ressources-là », affirme-t-elle.
Le programme du colloque a été rendu possible grâce à un comité intergénérationnel et interdisciplinaire, avec à la fois des chercheurs et des étudiants, comme Dave Guénette de l’Université de Sherbrooke, Félix Mathieu de l’Université du Québec, Étienne Rivard de l’Université de Saint-Boniface, ou encore Guy Jourdain, ancien directeur général de l’AJEFM.
Parmi les intervenantes, la professeure Valérie Lapointe Gagnon, mais aussi Julia Fabbro-Smith et Claudia Dumont, deux de ses étudiantes de master, ont présenté leur analyse de la couverture médiatique de l’affaire Caron-Boutet.
Elles se sont basées sur des journaux francophones et anglophones de 2008 à aujourd’hui.
Une étude a montré comment la cause a été largement suivie dans les médias francophones, comme Radio-Canada Alberta et Le Franco, mais qu’elle a eu beaucoup moins de résonance dans les journaux anglophones et lorsque couverture il y a eu, elle était majoritairement défavorable à la cause Caron.
Des réalités qui illustrent les persistances de solitudes et de différences de traitements.
Fondements
Pour beaucoup, le colloque était une occasion unique de revisiter un aspect parfois méconnu de l’histoire canadienne.
Lors de la conférence d’ouverture le 19 novembre, Edmund Aunger, professeur émérite en sciences politiques et sciences sociales mais aussi spécialiste des droits linguistiques, a présenté le cheminement de ses recherches sur le bilinguisme législatif et judiciaire en Alberta et dans l’Ouest canadien.
Il a rappelé que ce droit au bilinguisme législatif et judiciaire existait depuis le 19e siècle et avait été constitutionnalisé en 1870 par le Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le territoire du Nord-Ouest.
Pour Guy Jourdain, ancien directeur de général du Secrétariat aux affaires francophones et ancien directeur général de l’Association des juristes d’expression française du Manitoba, cette présentation était cruciale pour comprendre les enjeux historiques :
« L’affaire Caron a permis de mettre en lumière tout cet aspect historique important, vraiment fondamental, qui avait été oublié, voire occulté. Ce qui est arrivé en 1870, c’est qu’il y a eu un influx prononcé d’Anglo-Ontariens qui ont colonisé les terres et écrit l’histoire de l’Ouest à leur façon, en faisant abstraction de la présence francophone, très importante, pendant plusieurs décennies, sinon même plusieurs siècles ».
Un moment de mémoire
De son côté, Valérie Lapointe Gagnon insiste également sur la présence d’Edmund Aunger.
Pour elle, « c’était un grand moment de revoir Edmund Aunger parce qu’il n’en avait pas parlé depuis dix ans. Il avait refusé toutes les invitations qu’on lui avait faites. Donc c’est la première qu’il acceptait et je pense que le fait qu’il puisse en parler, et montrer l’ampleur de ses recherches historiques, ça a été vraiment un grand moment rassembleur ».
Pendant son intervention, Edmund Aunger a dénoncé les erreurs factuelles de six des juges de la Cour suprême en 2015, qui avaient ignoré la longue présence francophone dans l’Ouest et l’impact de la colonisation sur la réécriture de l’histoire.
D’après Guy Jourdain, ce colloque représentait aussi un moment de mémoire.
En effet, il s’agissait de sensibiliser les participants à la présence des populations métisses francophones, qui représentaient « une grande partie, sinon la majorité, de la population dans l’Ouest canadien, à l’époque de la Terre de Rupert ou de la colonie de la rivière Rouge ».
Bilan et progrès
Le colloque n’a pas seulement été un retour sur une défaite judiciaire. Il a mis en lumière les progrès réalisés dans l’Ouest canadien avec un accès à la justice en français qui s’améliore progressivement.
Guy Jourdain fait valoir le rôle des associations de juristes d’expression française, comme l’AJEFM ou l’AJEFA pour l’Alberta.
Un rôle crucial pour maintenir un dialogue constant avec les tribunaux et le gouvernement.
Des avancées qui, même limitées, illustrent un renforcement de la francophonie dans l’Ouest.
Enjeux
L’intervention d’Alphonse Almelda, directeur général de la Francophonie canadienne plurielle, mettait en exergue les visages de la francophonie ainsi que les enjeux d’intégration, propres aux nouveaux arrivants francophones.
De son côté, Étienne Rivard, professeur à l’USB, a proposé une lecture postcoloniale des droits linguistiques, reliant francophonie et populations autochtones.
Pour l’organisatrice du colloque, il est maintenant nécessaire de créer des ressources, car il faut « faire en sorte que les décideurs, les responsables politiques, les gens qui ont un pouvoir pour la création des programmes puissent être au courant, car l’on perd énormément en occultant toute la dimension francophone dans nos pro- grammes d’enseignement », insiste-t-elle.
Perspectives
Afin de prolonger l’impact du colloque, l’Institut IMELDA prévoit une publication aux Presses de l’Université Laval ainsi qu’un balado pour rendre les connaissances partagées, accessibles à tous.
Valérie Lapointe Gagnon souligne que « même face à des défaites, il y a des victoires silencieuses », il semble ici donc que la mémoire collective, le dialogue mais aussi l’action restent des outils dans la lutte pour faire avancer les droits linguistiques au Canada.
Dans un esprit similaire, pour Guy Jourdain, la communauté « continue de se battre et d’obtenir de beaux gains, il ajoute, la croissance du bassin francophone au sens large, avec un nombre important d’immigrants francophones et davantage d’anglophones dans les écoles d’immersion qui acquièrent une bonne connaissance du français, tout cela crée des changements de mentalité vraiment fondamentaux ».
Pour aller plus loin, au regard de la situation avec les États-Unis, la francophonie est pour lui un élément clé : « On sent que le Canada doit davantage mettre en valeur l’identité canadienne, et la francophonie c’est un élément fondamental de cette identité. Nos gouvernements devront faire davantage pour la promouvoir ».
Le colloque sur la cause Caron reste un moment phare qui illustre comment le passé et le présent s’articulent autour d’un Ouest canadien bilingue.
Ce qui rappelle que la protection des droits linguistiques, au-delà de la sphère judiciaire, passe autant par la justice que par l’engagement collectif, la mémoire et la mobilisation des communautés.




