La fermeture de la librairie Champlain, à Toronto, annonce-t-elle une crise des librairies francophones?
Camille SÉGUY
L’une des huit librairies françaises de l’Ontario, la librairie Champlain à Toronto, fermera définitivement ses portes le 30 avril 2009.
« On perd la seule librairie française de Toronto, remarque la directrice générale du Regroupement des éditeurs canadiens-français (RECF), Christine Hernandez. Il n’en restera que sept en Ontario, ce qui est très peu pour le deuxième marché francophone du Canada. »
L’enjeu est d’importance, surtout dans un milieu où le français est minoritaire. « Une librairie en milieu minoritaire, c’est comme un phare culturel, souligne le directeur général de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français (AAOF), Jean Malavoy. Elle a un lien particulier avec la communauté et un rôle important dans son développement culturel. Ce n’est pas seulement un vendeur de livres. »
Rôle d’Internet
La fermeture de la librairie Champlain est en partie due au développement d’Internet.
« Le gouvernement provincial encourage la collectivité à acheter en gros sur Internet car ça limite les coûts, déplore le copropriétaire de la librairie Champlain, Paul Arsenault. C’est ça qui nous tue. On a une bonne clientèle fidèle, mais ce n’est pas assez pour survivre comme librairie indépendante. »
Selon la présidente des Éditions des Plaines, Joanne Therrien, Internet est en effet en train de changer la face de l’industrie du livre, dans le monde entier.
« La nécessité d’acheter par Internet est en train de devenir une réalité, constate-t-elle. C’est un mouvement qui est devenu inévitable, comme pour la musique. Les gens commandent dans les librairies sur Internet, au lieu d’aller à la boutique du coin. »
Les librairies indépendantes n’ont d’autre choix que s’adapter à l’évolution de la société pour survivre, et se rassembler pour gagner du poids.
« La société est devenue à la demande, remarque Joanne Therrien. C’est un fait, donc les librairies doivent s’adapter. Elles ne peuvent plus fonctionner seules, il faut qu’elles se regroupent, qu’elles fassent des partenariats avec d’autres librairies et des éditeurs pour avoir une meilleure force de frappe. Le portrait va totalement changer. »
Elle signale aussi la numérisation des livres, qui prend beaucoup d’importance présentement.
« La façon de lire va être transformée, constate-t-elle. On s’en va vers le kindle reader, un genre de livre sur tablette électronique. Comme un I-pod pour les livres, on pourra les télécharger pour moins cher et tout de suite.
« Beaucoup de librairies et d’éditeurs n’y croient pas, ajoute-t-elle. Je pense au contraire que les jeunes vont totalement embarquer, car ils pourront consulter leurs manuels facilement. C’est aussi une bibliothèque qui ne prend pas de place. Il ne faut pas manquer le bateau, sinon il y aura des fermetures. »
Et le Manitoba?
Joanne Therrien est optimiste pour les deux librairies françaises du Manitoba, À la page et la Boutique du livre.
« En situation minoritaire, les gens sont plus attachés à leur librairie du coin et veulent l’encourager, note-t-elle. De plus, les deux ont déjà des sites en ligne, donc ça leur prendra moins de temps pour s’adapter. On a encore une marge de manœuvre, même s’il y a toujours un danger. »
En lien avec le Regroupement des éditeurs canadiens-français (RECF), les Éditions des Plaines ont en effet « pris des dispositions pour se mettre à la page, et travaillé avec nos librairies pour que nos livres soient disponibles sur Internet », raconte Joanne Therrien.
Le Manitoba a également pris de l’avance dans la numérisation des livres. « On est à l’avant-garde, précise Joanne Therrien. La plupart des éditeurs n’ont pas encore numérisé leurs livres. »
Quant au libraire francophone Gérald Boily, propriétaire de la librairie À la page, il n’est pas non plus inquiet d’Internet.
« On vit une situation très difficile, mais ce n’est pas Internet qui en est la cause majeure, analyse-t-il. Certes Internet a un côté pernicieux, mais les gens sont aussi plus informés grâce à ça. Certains vont y prendre des références, puis achètent leurs livres dans les librairies. »
Pas de garantie
Le danger selon Gérald Boily réside plutôt dans l’attitude des institutions. « Je vends à des écoles, mais il n’y a rien de garanti, confie-t-il. Il n’y a pas de loi qui les oblige à acheter leurs livres ici, on n’a aucune protection si elles décident d’acheter ailleurs ou sur Internet. »
Selon lui, une telle loi de protection au Manitoba, et même une simple politique du livre, n’est toutefois pas à la veille de voir le jour, surtout en français.
« Cette discussion-là, on ne l’aura jamais pour le livre en français car ça ne vaut pas la peine, estime-t-il. L’industrie du livre en français est trop petite dans l’économie manitobaine, et c’est un domaine qui ne peut pas progresser car le bassin francophone est limité. »
Malgré une situation précaire, Gérald Boily réussit à maintenir à flots la librairie À la page. Ce qui le protège d’une fermeture comme celle de la librairie Champlain, selon lui, c’est à la fois son lien privilégié avec la communauté, et son habitude des situations difficiles.
« Contrairement à l’Ontario, l’industrie du livre en français au Manitoba est toujours restée timide, note-t-il. Donc on a l’habitude. En Ontario, ils sont partis de haut et sont allés très bas.
« Notre ancienneté dans la communauté nous assure aussi une certaine stabilité, ajoute-t-il. On peut se permettre une baisse des ventes. En revanche, je ne me lancerais pas dans ce type de commerce aujourd’hui. C’est trop précaire et trop difficile. »