Invité par le Manitoba Chamber Orchestra, le harpiste virtuose Emmanuel Ceysson a émerveillé l’auditoire lors de sa première visite à Winnipeg, le 23 février 2016.

Emmanuel Ceysson
(crédit: J.C. Husson) Emmanuel Ceysson (remarquer les fourchettes en cuivre sur la console de la harpe)

Surnommé “l’enfant terrible” de la harpe, le français Emmanuel Ceysson, est considéré, à 32 ans, comme l’un des meilleurs harpistes de ce temps. Faisant fi des préjugés voulant que la harpe soit un instrument féminin ayant une place mineure dans l’univers de la musique, Ceysson mène une carrière florissante depuis plus de dix ans. Engagé comme Première Harpe de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris en 2006, il occupe depuis septembre 2015 le poste de Première Harpe de l’Orchestre du Metropolitan Opera. Il se produit sur les plus grandes scènes du monde en récital, en concerto ou en musique de chambre, mettant en valeur le répertoire de musique pour la harpe qu’il se fait un devoir de découvrir et d’enrichir en collaborant régulièrement à des créations d’œuvres de compositeurs contemporains. Il a remporté la Médaille d’Or et le Prix d’Interprétation du Concours International de Harpe des États-Unis en 2004, un Premier Prix et 6 prix spéciaux lors des auditions Young Concert Artists de New York en 2006 et le Premier Prix du prestigieux Concours de l’ARD à Munich en Septembre 2009, devenant ainsi le premier harpiste à obtenir trois consécrations internationales majeures.

Les 47 cordes d’une harpe de concert sont tendues entre deux points fixes et c’est leur longueur qui en détermine le ton sur une tessiture de 6 octaves, selon la gamme diatonique que nous connaissons tous, correspondant aux touches blanches sur un piano. Il serait impossible de jouer des demi-tons sans un mécanisme permettant de modifier la longueur des cordes. Les premières harpes de concert étaient dotées d’un mécanisme de pédales à simple mouvement actionnant des taquets modifiant la longueur de la corde, dont l’invention est attribuée au facteur allemand Hochbrücker (1699 – 1763). La harpe étant généralement accordée en mi bémol majeur – toutes pédales relâchées – cela permet de jouer jusqu’à 3 bémols ou 4 dièses. Il était impossible de jouer dans toutes les tonalités jusqu’à ce que le facteur de pianos Érard invente les pédales à double mouvement en 1810. Les pédales actionnent des fourchettes qui qui allongent ou raccourcissent les cordes pour jouer les bémols et les dièses pour toutes les notes (on peut voir les fourchettes de la harpe sur la photo de M. Ceysson). L’exécution rapide de gammes chromatiques ascendantes ou descendantes est cependant très difficile sur cet instrument. En 1904, Gustave Lyon, de la maison Pleyel, a proposé une nouvelle harpe chromatique sans pédales pour faire concurrence à la harpe diatonique classique à pédales. L’instrument comporte deux plans de cordes croisés : un plan de cordes pour les bécarres, correspondant aux touches blanches d’un piano, et un plan pour les bémols et dièses, correspondant aux touches noires, pour un total de 78 cordes. Cela facilite grandement l’exécution de gammes chromatiques à haute vitesse, mais ne permet pas les glissandi dans toutes les tonalités. Le nouvel instrument a connu un succès de nouveauté mais Pleyel en a arrêté la production en 1930.

harpe chromatique
(crédit: Didier Le Gall) Harpe chromatique Pleyel

En 1904, Gustave Lyon a commandé une pièce à Claude Debussy dans le but de démontrer les possibilités du nouvel instrument et servir de pièce d’étude pour son apprentissage. Danse sacrée et danse profane, pour harpe chromatique et accompagnement d’orchestre est une pièce qui peut aussi être jouée sur une harpe classique, mais exige une très grande virtuosité dans les passages de pédales. La maison Érard a répliqué dès l’année suivante en commandant à Maurice Ravel une pièce de virtuosité pour démontrer la supériorité de la harpe à pédales, Introduction et Allegro, avec accompagnement d’un quatuor à cordes, d’une flûte et d’une clarinette. Écrites pour mettre en valeur chaque instrument, ces deux pièces présentent un très haut niveau de difficulté. Elles ont été jouées sur une harpe à pédales. Ne pouvant transporter son propre instrument en tournée, un modèle Salzedo année 2010 de la maison américaine Lyon and Healy, il a joué d’une harpe grand concert Apollo de la maison Salvi, de Piasco en Italie, que le MCO a fait expressément venir d’Edmonton.

Debussy et Ravel ont révolutionné la musique classique française, la faisant entrer dans la modernité. Ce qui caractérise spontanément leur musique, c’est une poésie très intellectuelle dans la structure mais extrêmement sensible dans l’expression, qui la rapproche du courant impressionniste en peinture. Debussy a utilisé du matériel de ses préludes pour piano, de pièces de piano du compositeur portugais Francisco de Lacerda et d’une chanson folklorique espagnole. S’inspirant du style baroque français, la pièce de Ravel est la première à exploiter pleinement toutes les possibilités de la harpe à pédales. Ceysson a démontré sa très grande virtuosité en interprétant ces deux pièces de façon éblouissante. Jouant avec force et sensibilité, agilité et fluidité, il a fait chanter la harpe d’une voix sublime, parfaitement modulée et très expressive. Il a exécuté les gammes, arpèges, glissandi et roulements de façon magistrale. Les passages polyphoniques étaient très mélodieux, interprétés avec beaucoup d’émotion. Les élans dynamiques ont été développés avec intensité dans un souffle bien contrôlé. Soutenu par un remarquable accompagnement de l’orchestre et du sextuor, Ceysson nous a fait cadeau de deux scintillants diamants musicaux.

À l’époque baroque, la harpe était rarement utilisée dans la musique symphonique. Haendel fut sans doute celui qui l’intégrât le plus souvent dans ses œuvres, notamment comme instrument d’ornementation dans ses opéras. Haendel a composé des séries de concertos pour orgue pour divertir son auditoire entre les actes de ses oratorios présentés à Londres. Un orgue était installé en permanence dans les fosses d’orchestre à cette époque et Haendel était reconnu pour ses talents d’organiste. Le concerto pour harpe fait exception dans l’opus 4, mais Haendel en a aussi adapté une version pour orgue. Composé pour une harpe moins sophistiquée que la harpe moderne, ce concerto est un petit joyau très divertissant avec une mélodie mémorable. Même s’il ne constitue pas une pièce de grande virtuosité technique comparée à celle de Debussy qui avait précédé, Ceysson l’a interprété avec grand art et brio, Anne Manson dirigeant un accompagnent impeccable.

Le concert avait débuté par la création d’une œuvre de la winnipegoise Heidi Ouellette intitulée Life on Mars (La vie sur Mars), une commande du Manitoba Chamber Orchestra. Cette pièce a été inspirée par une veille de jour de l’an particulièrement glaciale à Winnipeg qui fit dire à certains qu’il y avait alors fait plus froid que sur la planète Mars. Œuvre de caractère minimaliste en deux plans, elle est constituée de deux partitions distinctes jouées simultanément, évoquant deux expériences, l’une connue, l’autre inconnue, qui se superposent pour créer une nouvelle expérience. Une partition est écrite avec la notation conventionnelle, l’autre avec des mots qui décrivent la musique au lieu de la représenter en symboles et signes graphiques. L’orchestre est divisé en deux ensembles à peu près égaux, chacun suivant une ou l’autre partition. L’effet est très intéressant. On a l’impression que les ondes sonores sont comprimées par le froid sidéral pour ne laisser échapper qu’une faible vibration.

En fin de concert, Ann Manson a dirigé une magnifique interprétation de la très belle Symphonie no 85 de Joseph Hayden, une des six symphonies dites de Paris, commandées en 1785 par le Concert de la Loge Olympique, maison de concert la plus prestigieuse de Paris à cette époque. Pour plaire à son public parisien, Hayden s’est inspiré de plusieurs mélodies françaises. Cette symphonie plût tant à la reine Antoinette que dans la première édition des Symphonies de Paris la 85 fut sous-titrée « La Reine ».

Pour accentuer le caractère français de cette belle soirée musicale, le Manitoba Chamber Orchestra a publié un article en français dans le supplément de programme Chamber Chatter sur l’histoire de la musique classique dans la communauté franco-manitobaine et profité de l’occasion pour annoncer une collaboration avec le Cercle Molière pour la présentation de L’Histoire du Soldat, de Stravinski, au cours de la prochaine saison.

Manitoba Chamber Orchestra
Le 23 février 2016, Westminster United Church, Winnipeg
Anne Manson, chef
Emmanuel Ceysson, harpe

Life on Mars (première mondiale)    Heidi Ouellette
Danse sacrée et danse profane pour harpe chromatique avec accompagnement d’orchestre     Claude Debussy
Concerto pour harpe en si bémol majeur op. 4, no 6     Georg Friedrich Haendel
Introduction et Allegro, avec accompagnement d’un quatuor à cordes, d’une flûte et d’une clarinette     Maurice Ravel
Symphonie no 85 en si bémol majeur dite “La Reine”     Joseph Hayden