Par Valentin Cueff
Je retrouve Mark Peikoff à son bureau, une petite maison située à l’entrée de l’arrière-scène.
Il fait le point avec d’autres bénévoles, le dernier soir de cette 44e édition du Folk Fest. L’homme aux cheveux frisés et au gilet orange et jaune semble sortir d’un chantier de construction. Mais il semble aussi évoluer dans ce décor comme s’il se trouvait chez lui, et les autres bénévoles s’arrêtent souvent pour le saluer, comme des voisins ou de vieux amis.
Avant même que l’entrevue débute, il enchaîne les anecdotes sur le festival et défend la philosophie du lieu. Récompensé la veille à la cérémonie des anciens bénévoles, il déclare avoir été au Folk Fest « depuis le premier jour ».
« J’ai commencé à être bénévole la troisième année (1976, ndlr). Ça fait 41 ans. Ma femme a été bénévole 30 ans, et mon fils 22. C’est dur de faire du calcul un dimanche soir après quatre jours de festivals, mais je pense qu’entre moi, ma femme et mon fils, on accumule 93 années de bénévolat », raconte-t-il, avec une certaine fierté.
Pourquoi passer du statut de simple festivalier à celui de bénévole? Avec une phrase digne d’un César conquis par la musique folk, il affirme : « Je suis venu, j’ai écouté la musique et j’étais époustouflé. J’ai entendu de la musique que je n’avais jamais entendue auparavant. Un ami m’a introduit à Mitch Podolak, fondateur du festival, et à Bill Merritt, qui était manager à l’époque. Je suis devenu ami avec eux, et ils ont découvert que j’avais des véhicules de construction. Ils ont tout de suite voulu m’emprunter des véhicules et des générateurs. »
« À cette époque, il n’y avait pas de courant dans le champ, alors les scènes devaient fonctionner grâce à de petits générateurs. Alors j’en ai apporté au festival. Je suis arrivé comme ça dans l’organisation, et j’ai très rapidement fait partie de l’équipe. Puis, quelques années plus tard, j’ai fini au comité de direction. »
Depuis 1992, son activité de bénévole consiste à superviser et « savoir qui fait quoi ».
En plein rush de fin de festival, Mark Peikoff a encore des tâches à effectuer. Je l’accompagne un moment et nous continuons l’entrevue dans l’une de ces voiturettes qui traversent fréquemment le site.
« Ce qu’est le Folk Fest, pour moi? La musique est évidemment une grosse partie de la chose. J’ai rencontré tellement de groupes et d’artistes, je suis parfois devenu ami avec eux, quand ils reviennent plusieurs années. Donc tu reconnectes avec ces gens, avec quelques années d’intervalle, et tu leur racontes des histoires des éditions passées, les accidents, les erreurs, les belles choses qui ont eu lieu au festival. »
La vie au Folk Fest et la vie ailleurs
Son discours rejoint celui de Karen Dana, la formatrice des apprentis bénévoles. « Pour moi, le plus important, c’est la communauté. Le sentiment d’appartenance à une famille que l’on trouve ici. » Mais il décrit un attachement plus profond encore des habitués du festival à cet événement qui prend place au Birds Hill Park depuis 1974.
« On trouve ici – à la cuisine, sur le parking ou sur les scènes – des bénévoles qui ont déménagé hors du Manitoba. Ils ont été bénévoles pendant 20, 25 ans et sont partis vivre dans un autre pays. Nous avons des gens qui viennent d’Albanie, de Grèce, du Texas, de New York, des gens partis vivre dans une autre partie du monde. »
« Ces gens prennent leurs deux semaines de vacances de l’année. Ils reviennent au Manitoba la semaine avant le Folk Fest et aident à bâtir ce village. Ils travaillent toute la fin de semaine pour que l’événement ait lieu, puis restent la semaine suivante pour tout démonter. Et ce sont leurs vacances annuelles. »
« C’est pareil pour moi. Je ne pars pas en vacances. Le Folk Fest, ce sont mes vacances annuelles. »
Ce qu’il décrit ressemble à une véritable dévotion de la part de bénévoles.
« Tous ces bénévoles, tu ne les vois pas le reste de l’année. Revenir au festival, c’est comme retrouver une famille que tu n’as pas vue pendant un an. Certains ont parfois eu des bébés entretemps. »
Il ouvre son portable et me montre une photo d’une musicienne qui était enceinte l’année passée. Sur une autre photo, prise deux jours auparavant, on la voit avec son enfant dans les bras.
L’image n’est pas anodine. On pouvait en effet rencontrer beaucoup de jeunes parents sur le site du festival, des couples de tout âge et beaucoup d’enfants. Chose relativement rare dans les festivals qui prennent place en Europe. « C’est incroyable de voir la variété de gens qui viennent ici. » Il ajoute sur un ton pince-sans-rire : « Mon avis, c’est que l’on arrive au festival en couches, et on repart du festival en couches. »
Toujours au volant de la voiturette, il livre son opinion sur l’industrie musicale d’aujourd’hui. Son fils est dans un groupe, mais il reste lucide quant aux revenus que cela lui rapporte. « 1% des musiciens prennent 99% de l’argent, et 99% des musiciens ne touchent qu’1% de l’argent. »
Il poursuit sur ce rapport à l’argent qui prend une toute autre dimension lors des quatre jours qui composent le Folk Fest, où la mentalité est à mille lieux de la vie citadine quotidienne.
« À la fin du festival, les gens se disent souvent, “Pourquoi dois-je revenir au monde réel? Je veux vivre comme ça”. Une fois, une personne est venue me voir à mon bureau avec un sac plastique et neuf billets de 20 dollars dedans, sans aucune identification, et m’a dit : “J’ai trouvé ça dans l’herbe à la scène Snowberry, à qui dois-je le signaler? À qui dois-je le donner?”. Une autre est venue avec un appareil photo à 3000 dollars. Ce serait tellement facile de le voler. Mais ces gens marchent jusqu’ici, une demi-heure en plus, pour dire “Quelqu’un a perdu ça et va en avoir besoin”. As-tu déjà vu ça ailleurs? »
« Si tu mettais ça sur la plage arrière de ta voiture en ville, il serait probablement pris. C’est la vibe ici. L’atmosphère. »
La façon dont il décrit cette atmosphère rappelle un endroit idyllique.
« Ça l’est! Et vivre de telles expériences est la raison pour laquelle tu reviens l’année suivante. Tu veux que la vie soit comme ça. Mais ce n’est pas comme ça dans le monde réel. »
Je lui demande alors son point de vue sur l’évolution du festival. Il semble songeur.
« Certaines choses sont plus faciles, d’autres moins. Maintenant, nous avons l’expérience, et beaucoup de personnes qui viennent savent ce qu’elles doivent faire et comment se préparer tel ou telle éventualité. »
« Certaines choses sont plus difficiles car, au fur et à mesure que l’organisation s’est développée, c’est un peu devenu une bureaucratie, et il y a des règles, et des procédures à suivre. Dans le temps, quand il y avait quelque chose à faire, on le faisait et c’est tout. Maintenant il faut être sûr de suivre les consignes. Donc c’est plus rigoureux qu’avant. »
« Mais cette idée d’une réunion de famille est toujours là. On a certains anciens bénévoles dont les enfants sont devenus volontaires à leur tour, et parfois les enfants de leurs enfants sont des apprentis. »
Lui-même apportait son fils dans l’arrière-scène quand celui-ci avait cinq ou six ans. « Il aidait à transporter des choses. C’est le premier endroit où on a laissé notre fils gambader sans surveillance. On lui disait, “sois de retour dans deux heures”, et il partait, il allait à des concerts seul. »
Il embraye sur des anecdotes, entrecoupées d’embrassades amicales avec d’autres bénévoles. Il pointe du doigt d’autres bénévoles, à qui m’adresser pour en apprendre plus sur le festival.
« La dame, là, elle aussi était présente avant les arbres. » « Les arbres? » je demande. « Tu as vu ces grands arbres derrière la grande scène? Des bénévoles ici ont été impliqués dans la plantation de ces arbres. On les a planté bien avant que tu naisses », plaisante-t-il. Ces arbres surveillent en effet la grande scène et je ne doute pas que leurs racines sont solides, et leur garantissent encore un bel avenir.