Alors que le Ballet royal de Winnipeg a ouvert la semaine dernière sa 78e édition, La Liberté s’est intéressée à ce couple de spectateurs qui, pendant 18 ans, a occupé les mêmes places au coeur de la salle du Centenaire. Une histoire d’amour, qui perdure au-delà de la mort.

Par Barbara GORRAND

Aux premières notes de musique, son coeur s’est noué. Étreint jusqu’à l’étouffement par l’insoutenable absence. Par le rouge désespérément vide de ce fauteuil, là, tout à côté. Par l’écho infini de ce silence, couvrant les bruissements de la foule. Alors, irrépressiblement, les larmes se sont mises à danser entre les rides de son visage. Pour la première fois, Suzanne n’était pas là. Et jamais plus elle ne le serait.

Porte 6. Rang 15. Places 35 et 36. Pendant près de deux décennies, sans même le savoir, la salle du Centenaire a servi d’écrin à une histoire d’amour hors du commun. Celle de Suzanne Fountain, et de John Borst, « né à Winnipeg par accident ».

Parce qu’elle n’était pas mariée, parce qu’on était en 1939, Rose Villeneuve est arrivée de Toronto pour mettre au monde son enfant, à l’abri des regards réprobateurs. Sans un mot, elle est repartie à Toronto, emportant son enfant dans ses bras. Avant de disparaître définitivement, ombre parmi les ombres, laissant à d’autres le soin d’élever ce fils qu’elle ne reverrait jamais.

John adopte donc le nom de Borst, ainsi que la vie paisible des habitants de Brampton, en Ontario. « J’étais le stéréotype du sportif provincial. Je ne vivais que pour le hockey », sourit-il encore. Entre deux matchs, un oeil rivé sur le stade qui se construit à côté de chez lui, John grandit. Étudie. Devient enseignant. Intègre la ligue de bowling locale. Et, en parfait enfant du pays, accepte le rôle de poster boy de son école. « Un soir, on m’a demandé d’accueillir deux nouvelles enseignantes, au bowling. J’avais 22 ans, j’étais célibataire, et je vois arriver ces deux jeunes femmes. En voyant Sue, je me suis dit : “Elle est jolie; peut-être oserais-je l’inviter?” Et vous savez quoi? Elle a dit oui! »

Un “oui” que Suzanne renouvellera trois ans plus tard, cette fois de façon très solennelle. «Vous comprenez, j’étais Catholique, et elle avait été élevée selon les préceptes d’une petite secte. Elle a choisi de se convertir, pour moi. Et moi, elle m’a converti au ballet. »

Bien sûr, la première fois que Suzanne a demandé à John de l’accompagner au ballet, notre amateur de hockey s’est empressé d’accepter. « J’étais amoureux! Et curieux, aussi. J’ai bien fait : j’ai eu le souffle coupé. Ces danseurs! Je n’en revenais pas. Je n’étais pas assez sophistiqué pour connaître le nom des pas, des portés; mais je savais reconnaître un athlète quand j’en voyais un. C’est comme ça que tout a commencé. »

“Ce jour-là, tout me semblait vide de sens. De vie.
Mais j’ai tenu bon, toute l’année. Pour la faire vivre,
encore un peu.”
John Borst

Désormais, rien ne sera plus jamais pareil pour Suzanne et John. Timidement dans un premier temps, puis avec toujours plus de force, le ballet deviendra leur parenthèse. Leur jardin secret. Qu’il vente, qu’il neige, qu’ils aient un, deux, trois enfants, quatre petits enfants, leur vie sera rythmée par les premières, le rideau qui s’ouvre, et les danseurs qui entrent en scène. « Au Ballet national à Toronto, d’abord. Puis en 1993, quand j’ai été muté à Dryden, au Ballet royal de Winnipeg. Porte 6, rang 15, places 35 et 36. Nos places, pendant 18 ans. Trois heures et demie de route? Ce n’est rien. Parce qu’au moins trois fois par an, on était là, seuls au monde. Porte 6, rang 15, places 35 et 36. »

Hors du monde, hors du temps, Suzanne et John vivent pleinement leur pas de deux. Comme cette fois où, sachant que la ballerine de coeur de Suzanne, Karen Kain, fait ses adieux à la scène à Winnipeg, John fait des pieds et des mains pour avoir les meilleures places. Et surprend Suzanne avec des billets, « et un bouquet de roses, bien sûr! »

Ou encore, les 60 ans de Suzanne, pour lesquels John avait fait mettre de côté une sculpture de danseuse repérée dans la rue Young un an auparavant. « Aujourd’hui, j’ai une douzaine de ces ballerines de porcelaine. Que j’ai achetées pour elle. Le ballet, c’était vraiment notre lien sacré. »

Jusqu’à ce matin de juin 2011, où Suzanne ne parvient plus à se lever. Dévorée en silence par une maladie rare, la périartérite noueuse. « Elle s’est éteinte doucement, à l’hôpital. Un soir, elle a ouvert les yeux. On s’est embrassé, on s’est dit “je t’aime”,on s’est embrassé encore. Le lendemain, elle ne parlait plus. Mais elle a cligné des yeux. Vous comprenez, Sue avait enseigné auprès de personnes très lourdement handicapées, qui ne communiquent qu’en clignant des yeux. J’ai su qu’elle venait de me dire au revoir…»

Suzanne est morte le19 juillet. Quelques jours avant cet anniversaire surprise que John avait organisé pour les 70 ans de son étoile. Et dans le tremblement de vie qui a suivi, soudain, ce rappel : l’ouverture de la saison au Ballet royal de Winnipeg. « Je me suis demandé ce que je devais faire. Et puis je me suis dit : “Tu dois continuer. Pour elle. Parce que tu es vivant, parce que tu lui dois.” Alors, je suis retourné à Winnipeg. Porte 6, rang 15, place 35. La place 36 désespérément vide à côté de moi. Ça a été tellement, tellement, tellement dur. Est-ce que je peux dire tellement une fois de plus? », demande-t-il encore le visage baigné de larmes. « Cela avait été notre rendez-vous, pendant 18 ans. Et ce jour-là, tout me semblait vide de sens. De vie. Mais j’ai tenu bon, toute l’année. Assis à côté du vide. Pour elle. Pour la faire vivre, encore un peu. »

Suzanne est morte depuis six ans  aujourd’hui. Mais John continue d’honorer leurs
rendez-vous. Trois fois par an. Porte 6, rang 15, place 35. Bien sûr, il a réduit son abonnement à une seule place. Mais bien souvent, le fauteuil juste à côté restera inoccupé. Comme si, par pudeur, le hasard avait choisi de laisser John à ses souvenirs. De préserver cette parenthèse hors du monde, hors du temps, qui a nourri cette histoire d’amour.

Si, un jour, vous vous retrouvez là, porte 6, rang 15, fauteuil 36, aux côtés d’un
homme aux lunettes embuées, laissez-le vous raconter son histoire. Et surtout, surtout, laissez le souvenir de Suzanne danser derrière ses paupières à demi closes.

 


 

« Entendre l’histoire de M. Borst réchauffe le cœur. Nous nous sentons privilégiés de savoir que son épouse et lui-même nous aient choisi comme leur tradition, et je suis reconnaissant que M. Borst continue de rendre hommage à sa femme en venant assister aux représentations du Royal Winnipeg Ballet. »

André Lewis, directeur artistique du RWB.