Les représentants de Premières Nations du Nord du Manitoba ont fait entendre aux six juges venus à Norway House une série de griefs. Il y avait du pratique : “Nous voudrions que la GRC puisse intervenir quand on le demande, même sans mandat de perquisition”. Il y avait aussi un questionnement des fondements mêmes de la loi canadienne.

Par Gavin BOUTROY et Barbara GORRAND

Certains n’avaient pas hésité à prendre un bateau, une voiture, et un avion pour arriver depuis Oxford House, par exemple. C’est dire si les chefs et conseillers issus d’une dizaine de communautés autochtones du Nord du Manitoba, invités à participer à la table ronde à Norway House, avaient pris leur mission à cœur. Et avaient préparé leurs arguments.

Sur une palette allant du scepticisme à l’espoir, ils ont déroulé leurs griefs à l’endroit de la justice. Et, plus largement, face à un système dont ils se sentent prisonniers depuis les débuts de l’assimilation. Ils ont insisté sur les séquelles toujours à vif des écoles résidentielles, sur la rafle des années 1960, sur les trauma- tismes liés aux assassinats et disparitions de femmes et filles de leurs communautés. En un mot, ils ont fait valoir le manque de considération des autorités à leur égard.

De façon unanime, ils ont dénoncé les conditions d’accès aux cours de justice qui rendent « quasi inévitables » les manquements aux conditions de maintien en liberté. Ils ont aussi dénoncé le recours « systématique » au placement des enfants dans les systèmes d’accueil, ou encore le rôle « uniquement punitif » des services de police. Il y a eu matière à nourrir les débats.

Un constat s’est dégagé, en somme. Pour les intervenants, il appelait une seule solution : plus d’autonomie dans la gestion des conflits affectant leurs commu- nautés. Autrement dit : tendre à un meilleur équilibre entre lois autochtones et droit canadien.

Comme l’expliquait le conseiller de bande de God’s River Moses Okemow au sortir de la réunion : « Dans ma communauté, j’a i le portefeuille de la justice et de toutes les affaires qui ont trait à la police. Et je peux vous dire que parfois, pour les petites histoires, il vaut mieux ne pas appeler la police. Leur job, c’est d’envoyer les gens en prison. Il vaut mieux gérer certains incidents en Conseil, essayer de comprendre, par exemple, pourquoi une telle personne prend de la drogue. Nous avons recours à des experts, nous avons une personne qui vient et à qui les gens se confient. Déjà 12 personnes ont bénéficié de cette aide. Je sais que ça n’a pas l’air de beaucoup, mais pour nous c’est un signe d’espoir. »

Un espoir auquel veut croire également Wilfred Snowbird, un autre conseiller de bande de God’s Lake : « J’espère qu’il y aura un suivi aux problèmes que nous avons exprimés. Parce que le système judiciaire actuel ne marche pas pour nos jeunes. Je vois cette rencontre comme le signe qu’enfin, on va nous écouter. Mais ces discussions, ça fait longtemps qu’on les a et il n’y a jamais eu d’effet. Alors, on verra. La première chose à faire, peut-être, c’est d’arrêter d’envoyer systématiquement nos jeunes en prison pour des petits méfaits qui mériteraient simplement une peine de travail communautaire. Parce que la prison empire les choses pour eux. Avec la prison, on apporte aucune solution. On crée des problèmes ».

“Même si ce qu’on a entendu était parfois difficile à entendre, c’était nécessaire.”

Le juge en chef Glenn Joyal

Face à ce barrage de critiques et de recommandations, le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine a reconnu l’énormité de la tâche entamée par les magistrats. Lors d’une pause au cours de la journée, il a confié à La Liberté : « C’était une matinée pas mal enrichissante, et qui confirme pour tout le monde que ça va être une longue journée. C’est-à-dire que le processus de réconciliation va prendre de la patience, du courage, et du temps. Je trouve que ce que j’ai entendu ce matin, c’est beaucoup de douleur, beaucoup de frustration, et des préoccu- pations pour le futur.

« Comme je l’ai expliqué dans mes commentaires préliminaires, on n’est pas ici pour préconiser des solutions ou suggérer des recours faciles. Mais pour écouter, apprendre et comprendre. Et jusqu’à présent, même si ce qu’on a entendu était parfois difficile à entendre, c’était nécessaire. »

Glenn Joyal a souligné quelques interventions qui l’ont marqué sur le coup.

« Le Chef de Norway House, Ron Evans, a posé la question suivante : À quel point est-ce que nous devrions examiner le besoin d’un nouvel équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs?

« Il avait une autre question fondamentale : Lorsqu’on dit qu’on cherche une espèce de réconciliation, on est en train de réconcilier quoi au juste? Ça semble simple comme question, mais il faut trouver une réponse, parce que c’est au cœur de tout ce qu’on fait. On voit plus large, on voit des tentatives de réconciliation politique, sociale, mais on ne sait pas exactement ce que ça veut dire, une réconciliation plutôt juridique. »

Dans son discours de clôture, le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine a reconnu que sa délégation était en partie venue sur le terrain pour symboliser l’État – y compris ses lacunes. Et sans vouloir résumer les six heures de discussion, il a également tenu à souligner son ouverture à l’idée d’un système judiciaire autochtone parallèle qui, en même temps, préserverait la primauté du droit.


Trois questions à Marianne Rivoalen, juge en chef adjointe à la Cour du Banc de la Reine (division de la Famille), qui accompagnait la délégation à Norway House :

Marianne Rivoalen

À quoi vous attendiez-vous en arrivant à Norway House?
La chose que je voulais vraiment absorber, comprendre, c’est la réalité dans le contexte social des Premières Nations. En tant que juge, ma position était d’écouter les messages, les problèmes. Nous n’avons pas nécessairement toutes les solutions, nous ne sommes pas le Gouvernement, mais au moins, personnellement, quand je serai au tribunal face à une situation qui implique les Premières Nations, je peux être plus sensibilisée à la réalité socio-économique. Cela nous sort de notre monde pour avoir une meilleure compréhension. À mon niveau personnel, c’est ce que j’espérais, et c’est ce que j’ai eu.

Que retenez-vous de cette journée?
C’était une journée remplie. L’après-midi, j’ai participé avec la juge Dunlop à une réunion axée sur la protection à l’enfance, et ce dossier en particulier a été très intéressant. Je pense que cela va m’aider. Cela va me donner plus d’outils, de connaissances, en tant que juge.

Les critiques qui vous ont été adressées étaient difficiles à entendre?
Cela ne m’a pas étonnée, ni offensée. Je comprends ce qui a été dit. Lorsque j’étais avocate, au ministère de la Justice, où j’étais responsable de l’équipe du Manitoba, j’ai travaillé sur le dossier des pensionnats autochtones. Là, j’ai beaucoup appris de l’histoire canadienne et de l’histoire des Premières Nations, et en retournant dans une réserve comme Norway House, j’ai pu faire des liens avec tout ce que j’avais appris.
Et c’est une question de respect : aller les écouter, c’est une marque de respect. Et j’ai trouvé qu’il est ressorti de toutes ces discussions beaucoup de bonnes volontés.