Par Arnaud Decroix
Cette grande armoire normande datant du XVIIIe siècle avait toujours semblé être là, trônant fièrement contre l’un des murs de la salle à manger. Majestueuse, imposante, écrasante aussi, elle était si massive qu’on ne voyait qu’elle dans cette petite pièce.
À l’intérieur, une centaine d’assiettes en porcelaine, des plats en faïence, des verres de Baccarat, des saucières, une soupière bleue, des couverts en argent, des pinces à escargot, un sucrier en étain et des flacons colorés. Il y avait même quelques objets dont on ne se souvenait plus de l’utilité. Cette vaisselle fait partie du trousseau de mariage de ma grand-mère et a traversé bien des pays et des décennies pour parvenir jusqu’à moi.
Pourtant, la plupart de ces accessoires de cuisine n’ont plus servi depuis longtemps. La coutellerie en argent, noircie, n’impressionne plus personne. Les vases restent en attente de fleurs, les flûtes à champagne n’accueillent plus de bulles. Le temps semble avoir suspendu son vol et, au cours des dernières années, les rares invités étaient alors prétexte à astiquer, et à faire revivre pour un moment, ces objets délaissés.
Dans le quotidien, la vaisselle dépareillée, les couverts inoxydables, les verres à moutarde paraissent privilégiés. On peut les malmener, les laisser tomber et même les briser sans autre forme de procès. On n’y attache aucune valeur affective, mais ils sont pourtant parmi nous tous les jours. C’est eux que l’on caresse en les nettoyant et sur lesquels on pose nos regards, nos bouches et nos mains pendant les repas.
L’ordinaire a chassé l’exceptionnel. L’héritage du passé a été relégué aux grandes occasions. Toutefois, celles-ci se font de plus en plus rares. On s’habitue aux assiettes ordinaires comme à la nourriture rapide et sans saveur qu’elle accompagne de plus en plus souvent. La vie moderne rend désormais tout cet art de vivre démodé, appartenant à une époque révolue. L’heure est à la modernité et à la rapidité mais aussi à la laideur et à la médiocrité.
On ne lutte pas longtemps contre les courants même en se souvenant que, seules, les feuilles mortes se laissent porter par ces derniers et qu’être bercé par le vent constituera toujours la seule ambition de ces végétaux qui autrefois avaient pourtant porté la vie. Tempus fugit.
Nous mourrons tous trois fois. La mort physique est la plus violente, entraînant la fin de notre rapport au monde extérieur. La perte des objets qui nous relient à ce dernier constitue pourtant une autre mort.
Le Moyen Âge occidental ne s’y était pas trompé tandis que la population vénérait, à raison, ces reliques de saints, relatives à leurs dépouilles ou aux artefacts qui avaient été à leur contact, afin de tenter de conserver auprès de nous un peu de ces êtres d’exception. Ainsi les objets sont de véritables enveloppes à souvenirs dont la perte constitue une fin certaine.
Toutefois la véritable mort survient en réalité lorsque nos proches et les êtres que nous aimons n’entretiennent plus le désir de notre présence. Tomber dans l’oubli de ceux que nous chérissons est sans conteste la mort la plus cruelle. Parfois elle survient avec le temps et la disparition de ceux qui nous ont personnellement connus ou encore de leurs familiers auxquels avaient été rapportées des bribes de notre existence. Parfois aussi cette mort survient volontairement à la suite d’une dispute ou d’un amour qui meurt. Ainsi, il arrive que nous mourrions bien avant que nos organes vitaux ne défaillent.
La perte de la grande armoire a rompu ce lien tutélaire qui m’unissait à plusieurs générations d’ancêtres. Ils avaient conservé cet objet d’art ouvragé, mais la ligne du temps s’est désormais rompue. Ce meuble qui avait assisté, pendant plus de deux siècles, à tant de repas familiaux et avait aussi partagé nos joies et nos peines, n’existe plus.
Au-delà de tout attachement sentimental, cette grande armoire avait eu autrefois une grande valeur. Il y a encore quelques décennies les gens économisaient quasiment toute une vie pour se procurer un tel meuble, fruit d’un savoir-faire ancestral. Aujourd’hui nous avons bien tenté de l’offrir mais personne n’en a voulu. Sa taille monumentale ne correspond plus aux exigences de la vie moderne et à l’exiguïté de nos lieux de vie.
La grande armoire a été détruite. Mais en restent les souvenirs et le présent texte permet heureusement, non seulement d’en partager la mémoire, mais surtout de transmettre un peu de la vie de ceux qui l’ont côtoyée.
La prochaine fois que vous verrez un objet ancien, souvenez-vous qu’à travers lui demeure un peu de ceux qui l’ont fabriqué, utilisé et apprécié. À défaut de pouvoir le conserver, continuez, à travers cette pensée, à faire vivre ceux qui l’ont aimé.