Le 27 janvier a lieu la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Comment continuer à accomplir ce devoir de mémoire, dans un monde en pleine mutation? Entretien avec Belle Jarniewski, directrice générale du Jewish Heritage Centre of Western Canada, situé à Winnipeg.

Par Marie BERCKVENS

Vous faites partie de la deuxième génération de survivants de l’Holocauste. Comment l’avez-vous vécu, comment le vivez-vous?

D’abord, ça m’a inspirée. J’ai compris l’importance de ma mission. Ma mère a beaucoup souffert de ces expériences. Elle a déprimé toute sa vie. Elle est décédée très jeune, à l’âge de 53 ans. J’ai vraiment vécu l’effet direct. Mais mon père, qui a été traîné dans six camps de concentration et qui a perdu toute sa famille, même sa femme et son enfant, a mystérieusement pu être un être humain heureux. Et vraiment profiter de la vie.

On ne sait pas pourquoi certaines personnes réagissent différemment à ces terribles traumatismes. Pour moi, le courage qu’ils ont eu de continuer leur vie et de faire des enfants est incroyable. Moi je ne sais pas si j’aurais pu survivre, même un jour. Ce sentiment, je le vis comme une dette envers eux, envers leur mémoire.

Ce devoir de mémoire personnel, comment le renouveler chaque année, le transmettre aux autres?

Au moins en partie, en s’appuyant sur la technologie. Il y a dix ans, on n’avait pas accès aux témoignages de survivants sur Internet. Maintenant, il y en a plus de 52 000, accessibles au grand public. On le doit à la Shoah Foundation de l’Université de Californie (1).

Les plus récentes technologies nous aident aussi. Ainsi, il est maintenant possible de faire apparaître des survivants par hologramme. Et l’on peut leur poser des questions. Le procédé, au fond, est simple. Il consiste à enregistrer les réponses approfondies des survivants. Plus de 1 200 heures d’enregistrement ont été nécessaires pour avoir l’éventail de réponses le plus large possible. Ensuite, l’ordinateur sélectionne la réponse en fonction de la question. L’initiative est vraiment efficace. Il n’y a à peu près aucune question restée sans réponse. C’est révolutionnaire et très interactif.

Comme ça, dans quelques années, quand ces personnes auront disparu, cet hologramme va rester et les gens de tous âges pourront continuer à lui poser des questions. Les jeunes réagissent vraiment bien à cette technologie.

Justement, pour intéresser les nouvelles générations, les nouvelles technologies s’avèrent-elles indispensables?

Oui. L’hologramme est un bon moyen pour se sentir proche de l’interviewé. Pinchas Gutter, le premier à s’être prêté au jeu de l’hologramme, a aussi contribué à un film de réalité virtuelle. C’est comme s’il était revenu au camp de concentration de Majdanek où il a été emprisonné. Le film s’appelle The Last Goodbye.

L’Holocauste reste une tragédie qui semble toujours présente ou en arrière-plan dans l’actualité…

C’est le propre des tragédies insondables. Elles résonnent à toutes les époques. C’est pour ça, au fond, que c’est assez facile d’expliquer aux étudiants que l’histoire qu’on vit aujourd’hui rappelle les années 1930. Par exemple, la situation des immigrants qui n’arrivent pas à trouver un pays qui les accepte. Il y a aussi tout le vocabulaire qu’on utilise. Dans les années 1930, on tenait des propos à caractère haineux sur les juifs. Une nouvelle vague a fait son apparition. Elle s’appuie sur ce que j’appelle l’antisémitisme traditionnel..

Pourriez-vous approfondir…

Je pense que ce genre de racisme et d’antisémitisme a toujours existé. Mais il y a maintenant une certaine couche de la société qui auparavant ne se sentait pas autorisée à exprimer pareils propos. Aujourd’hui, tout est permis. Les réseaux sociaux ont facilité cette dérive. On voit tout ce qui se passe aux États- Unis avec les suprématistes blancs. On voit aussi des chefs d’État comme Donald Trump, qui a des millions de followers sur Twitter. Chaque jour, il profère des allégations qui sont absolument mensongères. Qu’est-ce qui se passe? Rien. Qu’est-ce qui lui arrive? Rien. En Pologne, en Hongrie, on a des gouverne ments ultra nationalistes. En Pologne, le pouvoir essaye de réécrire l’histoire et de dire que les Nazis, c’étaient seulement les Allemands, alors qu’il y avait une grande complicité de la part des Polonais.

Comment voyez-vous la situation au Canada?

Le pays n’échappe pas non plus aux suprématistes blancs, surtout dans l’Est du Canada. Ils essayent de venir ici, dans l’Ouest. Ils ont essayé déjà plusieurs fois d’organiser des manifestations à Winnipeg il y a deux ans, mais ça s’est soldé par un échec.

Vous estimez donc qu’il faut toujours rester sur ses gardes…

Certainement. La France fournit un des plus récents exemples. Récemment, il y a eu des manifestations de gilets jaunes qui ont laissé émerger des propos vraiment antisémites. Quand les gilets jaunes ont manifesté au Canada, il y a eu également des propos antisémites.

Au fond, ce n’est pas étonnant quand on sait que dans le programme scolaire établi par la Province du Manitoba, il est stipulé qu’en 6e année, l’étudiant doit connaître les accomplissements du Premier ministre Mackenzie King entre 1938 et 1945.

« Accomplissements », je trouve que c’est un mot assez positif. Ça suggère que l’on doit surtout retenir les actions positives de Mackenzie King, alors qu’il était antisémite dans l’âme, qu’il a tout fait pour ne pas accepter de juifs au Canada.

Qu’est-ce qui pourrait assurer un changement dans les mentalités?

L’éducation justement. Elle est essentielle. Avec l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance), on a proposé beaucoup de ressources. La Shoah est un évènement majeur du 20e siècle et de toute l’histoire de l’Humanité. Elle visait non seulement à exterminer un peuple tout entier, mais également à faire disparaître sa culture et son histoire. On doit absolument l’étudier car ces crimes représentent d’une certaine manière une mise en cause des fondements mêmes de notre civilisation.

Les étudiants peuvent ainsi mieux réfléchir aux conséquences tragiques de l’exercice du pouvoir lorsqu’on en abuse sans limites et sans la moindre opposition. Réfléchir sur la Shoah permet d’éveiller les consciences sur le fait qu’il existe un risque réel de génocide, encore de nos jours comme à l’avenir.

Y a-t-il des parallèles avec la question autochtone?

On a eu l’année dernière une conférence à l’Université du Manitoba sur la notion de génocide culturel. Il y avait des experts de la Shoah et des experts de l’histoire autochtone. Il y a effectivement bien des parallèles à faire.

Des études scientifiques ont montré qu’il y a des effets négatifs non seulement sur la deuxième génération, mais sur les troisième et même quatrième générations, à cause de changements dans les gènes. C’est une information qui peut aider les générations autochtones de savoir que le mal-être en eux est lié aux abus perpétrés contre leurs ancêtres, comme par exemple à travers les écoles résidentielles. Plus généralement, je pense aussi aux personnes dont des ancêtres ont été tués violemment.

Enfin et surtout, n’oublions pas tout l’héritage culturel qui a été perdu par les deux communautés : les langues, les dialectes, la littérature, la musique, les compositeurs tués, et avec eux, tout ce patrimoine perdu pour l’Humanité.

(1) L’exposition s’appelle New Dimensions in Testimony. C’est une initiative de l’USC (University of Southern California) Institute for Creative Technologies et de la Shoah Foundation. Le premier témoignage est celui de Pinchas Gutter. Il vit à Toronto.