100 ans plus tard, que reste-t-il de la plus célèbre grève ouvrière à ne jamais avoir eu lieu au Canada? A-t-elle laissé des traces dans le mouvement syndical? Est-elle enfouie dans les mémoires à tout jamais? Le devoir de mémoire existe-t-il?

 

Par André MAGNY (Francopresse)

 

Six semaines de grève, 30 000 grévistes de tous les horizons parmi lesquels on retrouvait des pompiers et des policiers, des travailleurs des postes, des téléphonistes. Un secteur public au côté des ouvriers du privé dans un grand élan de solidarité. Un « Bloody Saturday » avec un mort et une trentaine de blessés quand la police charge. Un comité composé de patrons et de l’élite économique de Winnipeg faisant un lobbying intense auprès du gouvernement pour casser la grève. Une fracture sociale plus qu’importante. Bref, du jamais vu à Winnipeg.

Si cet évènement historique a surement été influencé par ce qui était arrivé deux ans plus tôt en Russie avec la Révolution bolchévique, 100 ans plus tard, la grève a-t-elle encore des répercussions? Pour David Alper, professeur à l’Université de Saint-Boniface et membre du comité de négociation de l’Association des professeurs et des professionnels de l’Université de Saint-Boniface, il n’en fait aucun doute. C’est d’ailleurs dans la foulée de la grève de Winnipeg qu’est né le Co-operative Commonwealth Federation (CCF), qui servira de base en 1961 à la fondation du Nouveau parti démocratique (NPD). Il rappelle également que le souvenir de la grève amènera le gouvernement fédéral à octroyer le droit de signer des conventions collectives lors de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour celui qui donne le cours « Émergence de l’État-providence canadien de bienêtre social », la grève pavera la voie à l’instauration, par exemple, de l’assurance-chômage. En 1919, une Commission royale sur les relations industrielles recommandait justement un programme national d’assurance-chômage, qui deviendra effectif quelque 20 ans plus tard.

Il est difficile cependant de savoir exactement le rôle joué dans la grève par les travailleurs francophones cantonnés à l’époque à Saint-Boniface. La langue et une certaine xénophobie contre les francophones et sans doute le rôle de l’Église catholique pourraient expliquer une certaine timidité des travailleurs francophones à l’époque.

En 2019

Dans le cadre de son cours sur l’État-providence, David Alper se fait un devoir de faire visiter à ses étudiants le Temple ouvrier ukrainien. Monument historique construit en 1918, il fut un haut lieu de la lutte ouvrière de 1919. « À l’époque, pendant la grève, il y avait eu des descentes de policiers qui avaient détruit systématiquement le matériel qui servait à imprimer les pamphlets des travailleurs ukrainiens. Mes étudiants sont surpris quand ils entendent cette histoire. Ils découvrent cette répression. » Le Temple de l’avenue Pritchard est accessible aux visiteurs et demeure le seul édifice encore présent à Winnipeg associé aux évènements de la grève générale.

De son côté, l’archiviste de la Société historique de Saint-Boniface, Gilles Lesage, relève pas moins de 25 titres répertoriés à la Bibliothèque de Winnipeg ayant un lien avec la grève d’il y a 100 ans. Des ouvrages historiques, bien sûr, mais aussi des œuvres de fiction. Il y a même des livres destinés à renseigner les enfants et les ados sur la grève de 1919 et à les sensibiliser au processus démocratique du droit de grève. La bibliothèque municipale a aussi sélectionné trois livres destinés aux tout petits : qu’arrive-t-il quand des vaches, des abeilles ou des lettres décident de faire grève?!

Aux musées

Le Musée du Manitoba présente jusqu’en janvier 2020 l’exposition Strike 1919: Divided City. Une partie du Musée est transformé en Winnipeg de l’époque. Sur les murs sont projetées des scènes d’il y a 100 ans, différents artéfacts permettent au visiteur d’être au centre de l’action et de sentir la tension au sein de cette ville divisée en deux camps : les travailleurs et les patrons.

Le Musée canadien pour les droits de la personne n’est pas en reste : Gabriela Aguero du Musée précise que le centième anniversaire de la grève est le prétexte pour des visites guidées au sein du musée qui « s’intéressent aux activistes et aux mouvements dans le monde qui ont fait du changement » pour l’amélioration des droits des travailleurs. En novembre, une exposition sur différents conflits ou évènements syndicaux prendra également l’affiche.

Alors qu’il y a, selon David Alper, certains parallèles à faire entre les luttes de 1919 et celles de maintenant — la précarisation d’emplois sous-payés, les sentiments anti-immigration, l’antisémitisme, l’islamophobie, le populisme — s’il n’y avait qu’une chose à retenir 100 ans plus tard de 1919, ce serait laquelle? « Seule la lutte compte. Dans un État-providence qui s’effrite, le mouvement syndical doit se réactiver pour mieux faire face au “diviser” pour mieux régner. »