Statistique Canada a récemment publié des données sur le marché du travail pendant la crise de la COVID-19. On y constate que les mises à pied importantes affectent plus particulièrement certains secteurs économiques et certains groupes sociaux, tandis que le télétravail connait une importante augmentation…chez les plus privilégiés.

 

Par Bruno COURNOYER PAQUIN – Francopresse

 

Selon Tammy Schirle, professeure au département d’économie de l’Université Wilfrid Laurier à Waterloo, Ontario, 5,5 millions de Canadiens ont initialement perdu leur emploi ou vu leurs heures de travail drastiquement réduites. Plusieurs les ont depuis retrouvées, en tout ou en partie.

Des impacts hétérogènes

Si Statistique Canada indique que si 40 % des entreprises ont réduit les heures de travail à cause de la pandémie, et que 28 % ont effectué des mises à pied, certains secteurs sont plus touchés : plus de 80 % des entreprises dans les secteurs des arts et spectacles, de l’hébergement et de la restauration ont mis à pied au moins 50 % de leurs employés.

Cependant, nuance Rafael Gomez, professeur au département des relations industrielles et des ressources humaines de l’Université de Toronto, l’expérience des travailleurs peut différer à l’intérieur d’un même secteur : dans le commerce de détail, certains travailleurs « essentiels » ont vu leurs heures augmenter alors que d’autres ont été mis à pied. Par exemple, une employée de Costco, commerce essentiel, se trouverait en meilleure position qu’une employée de la Baie d’Hudson, une entreprise « non essentielle », rapporte M. Gomez.

Parce que les secteurs les plus affectés offraient des emplois moins bien rémunérés et des conditions de travail précaires, les pertes d’emploi ont surtout affecté les travailleurs les plus pauvres : « 44 % des emplois perdus jusqu’en avril touchaient des personnes situées dans le plus bas 25 % de la distribution des revenus, donc des employés rémunérés à l’heure et moins bien payés ; alors que seulement 4 % des pertes d’emplois ont touché personnes situées dans le plus haut 25 % de la distribution des revenus », selon la professeure Schirle.

De plus, ajoute-t-elle, la crise a eu un impact démesuré sur la participation des femmes sur le marché du travail parce que les secteurs les plus touchés sont dominés par de la main-d’œuvre féminine ; les jeunes sont aussi surreprésentés dans ces industries.

Par exemple, souligne Rafael Gomez, dans l’industrie de l’hôtellerie et de la restauration, 60 % à 70 % des travailleurs sont des femmes.

Cela pose des problèmes pour la reprise économique, explique Tammy Schirle : « Ce qu’on constate au Canada, c’est que les femmes, et particulièrement celles qui ont des enfants d’âge scolaire, ne reviennent pas au travail aussi rapidement ».

L’explosion du télétravail

La croissance rapide du télétravail est un autre effet notoire de la crise de la COVID-19. Selon Statistique Canada, en date de mai dernier, près du tiers des entreprises (32,6 %) rapportaient qu’au moins 10 % de leurs employés travaillaient à distance, soit plus du double qu’avant le début de la crise.

Selon un rapport paru en début juin, la possibilité de travailler à domicile varie en grande partie selon le niveau d’éducation des travailleurs : « Alors que moins de 30 % des principaux soutiens titulaires d’un diplôme d’études secondaires peuvent travailler à domicile, environ 66 % de leurs homologues titulaires d’un baccalauréat ou d’un grade supérieur en ont la possibilité. »

Toujours selon le même rapport, les ménages mieux situés économiquement sont statistiquement en meilleure position pour effectuer leur travail à distance. Ainsi, 54 % des familles à deux revenus pourront passer au télétravail s’ils sont dans le premier décile de la distribution des revenus. Dans le cas des familles dans le dernier décile, la probabilité que les deux membres du ménage puissent passer au télétravail n’est que de 8 %.

La situation des femmes par rapport au télétravail s’avère plus positive que dans d’autres secteurs du marché du travail : « Les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’occuper des emplois pouvant être exercés à domicile. Par exemple, 50 % des femmes seules peuvent travailler à domicile, contre 33 % des hommes seuls. On observe des tendances similaires parmi les familles à deux revenus. Dans ces familles, 62 % des femmes occupent des emplois pouvant être exercés à domicile, contre 38 % pour leurs homologues masculins. »

Un phénomène qui prendra racine?

Environ le quart des entreprises (22,5 %) disaient s’attendre à ce que le télétravail se poursuive pour au moins 10 % de leurs employés après la fin de la pandémie. Cette proportion grimpe à plus de 40 % dans certains secteurs, soit celui de l’information et de la culture et celui des services professionnels, scientifiques et techniques.

Rafael Gomez souligne « qu’on prédit ce changement [vers le télétravail] depuis des lustres, mais il n’arrive jamais ». Cette fois, ce qui a changé, c’est que les entreprises ont finalement été contraintes à payer « le cout d’ajustement […] ou le cout fixe d’un investissement dans une nouvelle technologie ».

La professeure Marie Connolly, de l’UQAM, prévient qu’on ne doit toutefois pas s’attendre à un virage massif vers le télétravail, mais plutôt à une souplesse accrue de la part des employeurs. Le bureau resterait un environnement irremplaçable pour les entreprises.

Marie Connolly souligne que plusieurs expériences de travail « ne sont pas reproductibles à la maison», comme «avoir une discussion rapide avec des collègues, brasser des idées » et créer des liens de confiance avec les collègues.

Tammy Schirle suggère que le bureau est particulièrement crucial pour les employés en début de carrière, car côtoyer les collègues facilite « l’acquisition de compétence et le mentorat ». Marie Connolly ajoute que les contacts face à face sont indispensables pour intégrer un nouvel employé dans une entreprise.

Mais le télétravail présente des avantages inestimables. Pour Tammy Schirle, pouvoir passer une partie de la semaine en télétravail est à la fois avantageux pour les employeurs et les employés, ces derniers pouvant s’éviter le voyagement vers le bureau, souvent à l’heure de pointe, et avoir plus de temps à consacrer aux affaires familiales.

De leur côté, les employeurs peuvent s’assurer d’avoir des employés plus productifs, qui ne seront pas interrompus par les conversations futiles et impromptues qui sont monnaie courante au bureau.

Cependant, ajoute Rafael Gomez, ce ne seront pas tous les employeurs qui feront preuve de cette salutaire flexibilité : « Si les employeurs étaient intelligents, ils feraient preuve de plus de flexibilité, mais ils ne le sont pas. Ils ont toujours cette vision que leurs employés tentent de les arnaquer [are scamming them]. »

Donc, selon le professeur Gomez, il y a aussi une question de culture corporative ou de décision stratégique : « Certaines firmes choisissent de donner du pouvoir à leurs employés, et il y a un faible niveau de supervision parce que les employeurs réalisent qu’ils peuvent y gagner, qu’ils n’ont pas à dépenser de l’argent pour des choses qui n’ajoutent pas de valeur à l’entreprise » comme les couts de supervision.

Après la crise, repenser la ville

Une transition vers le télétravail, même partielle, aura aussi des impacts sur l’économie et l’organisation de l’espace urbain.

Tammy Schirle pense que les ménages vont réaménager l’espace dans leur domicile pour se munir de lieux de travail, alors que les déplacements moins fréquents vers le centre-ville entraineront une transformation du transport en commun, qui se réorganisera à plus petite échelle pour favoriser les déplacements locaux.

Si les travailleurs passent plus de temps à la maison, spécule Rafael Gomez, ils changeront leurs habitudes de consommation. Plutôt que d’acheter leurs lunchs dans des foires alimentaires, ils dépenseront plus à l’épicerie ou auront recours à des services de livraison.

Mais il y a présentement un « marché manquant » pour les « mets préparés » qu’on pourrait acheter à l’épicerie ou dans d’autres commerces, un peu comme le « prêt-à-manger » en Europe. Donc cette transformation « va créer de nouvelles opportunités d’affaires, mais va aussi en détruire d’autres ».

Rafael Gomez imagine aussi que les centres-villes se transformeront : « Beaucoup d’espaces centraux sont alloués à la consommation pure et simple, donc peut-être que certains changements seront pour le mieux. Certains espaces trouveront d’autres usages, peut-être culturels […] ou encore pour la santé, le mieux-être et l’innovation. »

Des zones d’ombre mises en lumière

Finalement, la crise de la COVID-19 a aussi révélé certaines zones d’ombre du marché du travail. Marie Connolly observe qu’on a constaté l’importance de certains rôles dans le domaine de la santé, comme celui de préposé aux bénéficiaires ; on a réalisé que pour avoir des soins de qualité, il était nécessaire de mieux les rémunérer.

Pour Tammy Schirle, la situation précaire des travailleurs essentiels pendant la crise « va donner un deuxième souffle à la façon dont les gens pensent aux normes du travail […] en termes de salaire minimum, de protection à l’emploi en cas de maladie […] et d’assurer que nous mettons en place des mesures d’urgence de protection du revenu pour les gens dans ce groupe, qui n’étaient pas très bien couverts par les programmes d’assurance emploi. »

Difficile de savoir si, en fin de compte, les travailleurs les plus vulnérables tireront réellement profit de ces prises de conscience, ou s’ils retomberont dans l’ombre.