L’historien Richard Lagrange a publié Le pays rêvé du curé Labelle, Emparons-nous du sol, de la vallée de l’Ottawa jusqu’au Manitoba aux Presses de l’Université Laval. Avec cet ouvrage, l’historien entend faire redécouvrir un personnage clé de l’histoire du Québec, qui mérite d’être davantage connu au Manitoba. À l’époque de la création du Canada, le curé Labelle avait en effet un projet de colonisation francophone.

Par Vincent Erario

« Je ne suis pas allé vers Labelle, c’est Labelle qui est venu vers moi », déclare Richard Lagrange. L’historien et professeur à la retraite s’intéresse à la figure du curé Labelle depuis son arrivée dans la région des HautesLaurentides au Québec : « À la fin de mes études en histoire, en 1977, mon premier contrat de recherche m’a amené à la ville de Labelle pour la rédaction d’une monographie sur la paroisse de la Nativité. Le fondateur de cette paroisse n’est autre que le curé Labelle. »

Depuis cette époque, Richard Lagrange a été sollicité à plusieurs reprises par les résidents locaux pour tenir des conférences sur le curé Labelle. « C’est dans ces conférences-là que tranquillement s’est forgée l’idée de rédiger un livre », confie l’historien. Aujourd’hui, après sept ans de travail intensif, Richard Lagrange publie donc le fruit de ses recherches. Sa volonté est de se démarquer des travaux publiés par les autres historiens : « J’étais plus ou moins satisfait de l’historiographie. On a déjà beaucoup écrit sur lui mais on l’a souvent réduit à un simple créateur de paroisses alors qu’il avait un véritable projet national. »

Couverture de l’ouvrage Le pays rêvé du curé Labelle, Emparons-nous du sol, de la vallée de l’Ottawa jusqu’au Manitoba aux Presses de l’université Laval.

Un projet de colonisation francophone

Pour bien comprendre le projet de colonisation du curé Labelle, il faut se replacer dans le contexte historique de la seconde moitié du 19e siècle. La Confédération du Canada voit le jour en 1867, elle regroupe la Nouvelle-écosse, le Nouveau Brunswick, le Québec et l’Ontario. En 1869, la Compagnie de la Baie d’Hudson cède la Terre de Rupert à la Couronne britannique, qui les cède ensuite à la Confédération.

« En 1869, le gouvernement canadien venait d’acheter les terres à la Compagnie de la Baie d’Hudson et une course s’engageait entre le Québec et l’Ontario pour occuper ces terres », explique Richard Lagrange. (1)

Cette course était à la fois territoriale et culturelle car le gouvernement dirigé par John A. Macdonald était à majorité anglophone et voyait ces nouveaux territoires comme le prolongement de l’Ontario. « Occuper les terres était donc un moyen d’assurer une place aux francophones au sein de la Confédération. Le curé Labelle et l’élite politico-religieuse du Québec avaient perçu cet enjeu », souligne l’historien.

Le transfert de la Terre de Rupert à la Confédération sans la consultation des populations locales va déclencher la Résistance de la rivière Rouge, dirigée par Louis Riel. Pour les Métis, l’arrivée de colons anglophones était également perçue comme une menace et une question de survie culturelle. La Résistance aboutit à l’adoption de la Loi de 1870 sur le Manitoba.

L’idée d’un « corridor » entre le Québec et le Manitoba va alors germer dans l’esprit du curé Labelle au Québec mais aussi de l’évêque Taché de SaintBoniface, qui dès 1874 met sur pied la Société de colonisation du Manitoba pour faire venir des Canadiens Français dans l’ouest. Richard Lagrange insiste aussi sur le rôle de l’évêque de Saint-Boniface : « L’évêque Taché est la figure de proue pour la colonisation du Manitoba et la figure de proue pour rétablir le lien avec Québec. » L’évêque Taché se rendra au Québec pour tenir des conférences et promouvoir la colonisation au Manitoba. « Il y avait vraiment entre l’élite du Québec et l’élite du Manitoba des liens très forts », commente Richard Lagrange.

Le curé Labelle rencontrera l’évêque Taché à l’occasion d’une visite d’une délégation franco-belge au Manitoba en 1885. En effet, le curé Labelle s’est rendu en Europe et en France à deux reprises, en 1885 et en 1890. La deuxième fois, au titre de sous-ministre de l’agriculture et de la Colonisation pour le gouvernement du Québec. « Le rêve de Labelle c’était de faire venir des immigrants français, belges et suisses pour accélérer la colonisation. Il voulait aussi inviter les commerçants et les industriels à venir investir au Manitoba », explique l’historien.

Un échec avec des conséquences

Le livre de Richard Lagrange explique comment le projet de colonisation du curé Labelle s’est soldé par un échec. L’historien nomme une raison principale : « Les Canadiens-français se sont rendus dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre à proximité, plutôt que de prendre la charrette, contourner les Grands Lacs et rejoindre les Prairies. L’attraction américaine a été plus forte. »

Cet échec a des conséquences que l’on éprouve encore aujourd’hui au Canada et au Manitoba selon Richard Lagrange : « Si le projet avait été réalisé, on ne serait pas avec des minorités francophones qui se battent pour des services de santé ou des écoles en français. C’est une lutte quotidienne pour l’usage du français. »

L’historien voit plus large qu’une communauté francophone : « Je pense que si le projet avait abouti il y aurait eu plus d’équilibre entre toutes les communautés. » L’historien tient à préciser qu’ « il ne s’agit pas d’un livre faisant l’apologie de la colonisation. »

Toutefois, cet échec ne doit pas faire oublier l’héritage du curé Labelle.

« Le curé Labelle, même si son projet est un échec, a participé au legs du goût de vivre en français. On a besoin de cet exemple pour continuer à déployer la culture francophone », avance Richard Lagrange.

Le prochain livre de Richard Lagrange sera consacré à un autre héritage, puisque l’historien confie avoir commencé des recherches sur l’histoire de l’esclavage autochtone dans la vallée du Saint-Laurent, dans la période de la Nouvelle-France.

(1) Le site de l’encyclopédie canadienne précise que le plan original était d’effectuer la cession de la Terre de Rupert à la Couronne britannique qui allait transférer le territoire au Canada le 1er décembre 1869. La Résistance de la Colonie de la Rivière Rouge a eu comme résultat que la cession de la Couronne britannique au Canada a été effectuée le 15 juillet 1870 lorsque le Manitoba est entré dans la Confédération. Voir l’article La Terre de Rupert. (thecanadianencyclopedia.ca)