Dans notre petit monde de Saint-Pierre-Sud, on avait quand même le privilège d’un magasin. C’était le commerce à Alfred Nault. Il se trouvait juste à côté du King Edward, aujourd’hui le 59.

Propos recueillis par Bernard BOCQUEL – Collaboration spéciale

Dans le temps de la scène pour le calendrier, le chemin était en gravier, en gravoua, comme on disait. Mon frère Raymond parlait du chemin blanc. Quand le 59 a été pavé, il l’appelait le chemin dur. Il faut savoir s’ajuster au monde qui passe.

Le petit magasin d’Alfred Nault se trouvait sur le chemin de ligne qui menait à la fromagerie de Saint-Pierre-Sud, la seule entreprise du coin, pas bien loin de la petite école. Ça fait qu’à la mort de monsieur Nault, nous les écoliers on n’a pas eu loin à aller pour lui rendre un dernier hommage.

La tradition voulait que les morts soient exposés dans leur maison. Sa demeure était attachée à son magasin. Saint- Pierre-Sud, c’était comme une grande famille, comme un petit village où pas mal tout le monde était parent ensemble. La peine était pour tout le monde.

La première fois qu’on s’était rendu deux par deux à la queue leu leu sur la grand-route à réciter le chapelet, je devais être au grade 3 ou 4. Madame Cyrille Courcelles venait de mourir. C’était la maîtresse qui assurait le rythme du chapelet. Elle commençait les prières, et nous on enchaînait. Les Notre Père et les Je vous salue Marie se récitaient en deux mouvements.

Heureusement, on n’a pas besoin de s’inquiéter pour les deux veaux qui écorniflent aux alentours du magasin. Ils ont des petits bedons et quand ils auront faim, ils retourneront à leur maison. On peut même s’imaginer qu’ils ont des envies de petit lait. Il suffit de savoir qu’il y avait tout à côté d’eux un gros réservoir monté sur une charpente où le fromager versait le petit lait. Pour qui en voulait, un tuyau en caoutchouc permettait de se servir.

Chez nous on mélangeait le petit lait à la moulée. Les cochons aimaient ça. Pour eux c’était une vraie traite. C’était mieux que juste de l’eau du puits. Comme tout commerce respectable, celui d’Alfred Nault affichait des enseignes publicitaires sur la devanture. Je me souviens des annonces pour le tabac Player’s et pour les liqueurs douces Coca Cola, 7 Up et Orange Crush.

Les cochons savouraient la moulée au petit lait. Nous les jeunes du début des années 1940, notre grosse traite c’était un Coca Cola. Pas en canettes de métal comme de nos jours, mais dans une petite bouteille de verre épais qui renforçait encore le côté précieux de la boisson gazeuse. Comme il n’y avait pas l’électricité, les bouteilles étaient gardées dans une grosse glacière.

La clientèle de monsieur Nault, c’était surtout des fermiers qui amenaient leur lait à la fromagerie et qui avaient besoin de tabac à rouler, de tabac à pipe ou du snuff pour les chiqueux. Les ménagères pouvaient avoir besoin de café, de thé, de sucre, de sel, de poivre, ou d’une canne de ci ou de ça. Les habitants avaient leur viande. Et le pain, ils le cuisaient. Tout était simple dans les campagnes, dans ce temps-là.

Le petit banc à l’intérieur du magasin invitait la clientèle à s’arrêter un peu, à profiter du hasard d’une rencontre pour piquer une jasette. La plupart du monde n’avait pas de radio et il fallait bien se mettre à jour sur les dernières nouvelles. Il y avait surtout le plaisir des discussions sur le temps qu’il fait, sur les prochaines semailles et les spéculations de bonnes récoltes. Et puis comment s’empêcher de ramasser un brin de commérage?

Moi j’ai pas pu résister de faire arrêter l’autobus de la Grey Goose Bus Line chez monsieur Nault juste pour intriguer les veaux. L’outarde grise faisait tous les jours l’aller- retour Winnipeg-Vita. Elle s’arrêtait dans tous les villages le long du 59. Elle transportait des passagers et toutes sortes de choses, justement comme du ravitaillement pour des commerces.

La colonne en avant du magasin c’était la tank à gas. La citerne était sous terre. On se servait en actionnant une pompe à bras. C’était toute une affaire. La partie inférieure était en métal, le réservoir tout en vitre. Le globe au-dessus était aussi en vitre. C’était une publicité pour la compagnie North Star. C’était aussi de toute beauté, parce que la gasoline était en couleur. Les couleurs étaient appétissantes : bleuâtres, violettes. On aurait pu croire à de la limonade.

Tiens, ça me rappelle que le Coca Cola coûtait 5 cennes. À l’exposition agricole annuelle à Saint-Pierre, tout valait 5 cennes. Nos parents nous donnaient 25 cennes. Les jeux aussi étaient 5 cennes. Une année j’avais tout dépensé sur des jeux. J’avais même plus d’argent pour une crème glacée. Je m’étais laissé enfirouaper! Pareil quand t’achètes des billets de loterie…

À la mort d’Alfred Nault, son gendre Ovide Nault a repris le magasin, qu’il a déménagé chez lui, à l’est du 59. Il a encore tenu le commerce pour quelques années. Mais lui aussi ne pouvait que vivoter. Comme la plupart du monde dans notre coin, il faisait une humble vie. Un jour dans les années 1950, il s’est trouvé de la bonne ouvrage à l’hôpital Saint-Boniface.

C’était non seulement la fin du petit dépanneur, comme on dirait de nos jours, mais le début de la fin du monde des campagnes. Comme partout ailleurs après la guerre, Saint-Pierre-Sud s’est vidé, la fromagerie a fermé, le lait partait pour Grunthal où était installé la grosse compagnie Kraft.

Émile Pelletier a été le dernier fromager. En tout cas, c’est le dernier que j’ai connu. Je l’ai retrouvé dans les années 1970. À ce moment-là, il travaillait pour la Manitoba Metis Federation. C’était un ami convaincu des Mitchifs. Il avait fondé les Éditions Bois-Brûlés. J’ai illustré de ses livres, comme Le vécu des Métis ou encore L’Espace de Louis Goulet de Guillaume Charette.

Émile défendait l’idée qu’il y avait trois nations fondatrices du Canada : les Autochtones, y compris les Mitchifs, les Canayens et les Anglais. Il avait oublié que la fromagerie était sur le bord de la Rivière-aux- Rats et que juste de l’autre côté de la rivière, à l’ouest, on tombait en plein dans le monde des Galiciens, ou des Ukrainiens, pour parler moderne. Émile est mort en 1979, rempli de foi.

J’ose dire que parfois, j’aimerais bien m’asseoir avec lui sur le petit banc du petit magasin d’Alfred Nault pour discuter des temps présents, où tout change dans un rien de temps et où le rien de temps donne l’impression qu’il est en train de s’effoirer pas mal vite. Peut-être pour un retour en arrière?