FRANCOPRESSE – La semaine de travail de quatre jours se popularise dans la francophonie canadienne. De plus en plus d’entreprises, de municipalités et même un établissement postsecondaire lancent des projets pilotes pour permettre à leurs employés d’adopter un horaire de travail réduit, parfois même sans baisse salariale.

Ericka Muzzo – Francopresse

L’Université Saint-Paul d’Ottawa a récemment annoncé un projet pilote de quatre mois qui « pourrait révolutionner [son] fonctionnement » : de juillet à octobre, tout son personnel administratif travaillera 28 heures par semaine au lieu des 35 heures habituelles, sans réduction salariale.

« Peut-être que ça va fonctionner à merveille, peut-être qu’il va falloir adapter certaines choses et peut-être aussi que ça va être un échec lamentable, on ne le sait pas tant qu’on ne l’a pas essayé! Le vrai test, ça va être le mois de septembre avec la rentrée universitaire », lance Jean-Marc Barrette, vice-recteur à l’enseignement et à la recherche à l’Université Saint-Paul.

Jean-Marc Barrette, vice-recteur à l’enseignement et à la recherche à l’Université Saint-Paul. (Photo : gracieuseté)

Il explique que l’établissement pense depuis plusieurs années à adopter un modèle d’heures de travail réduites et que le contexte de pénurie de main-d’œuvre n’a fait que renforcer cette volonté.

« En période de plein emploi comme on vit actuellement, il y a beaucoup de magasinage et nos principaux concurrents, ce sont l’Université d’Ottawa, l’Université Carleton, le Collège Algonquin, La Cité… C’est un phénomène qui est nouveau d’il y a un an, un an et demi : on s’échange notre personnel sans arrêt », observe Jean-Marc Barrette.

L’établissement fait le pari qu’en offrant la semaine de travail réduite — l’Université Saint-Paul est d’ailleurs la première université à le faire au Canada d’après le vice-recteur —, ses équipes demeureront plus stables, « ce qui va enlever beaucoup de pression sur les collègues et les superviseurs pour former les employés ».

Jean-Marc Barrette s’attend à voir moins de stress et moins de détresse psychologique chez les employés, ce qui pourrait se traduire en une baisse des congés d’invalidité.

Les gouvernements pourraient s’en mêler

Dans le Nord de l’Ontario, la quinzaine d’employés de la petite municipalité de Rivière des Français a l’option, depuis janvier, d’effectuer une semaine de travail comprimée en quatre jours.

Presque tous s’en sont prévalus et « les employés adorent […] Ç’a levé le moral! » d’après la mairesse, Gisèle Pageau.

Gisèle Pageau, mairesse de Rivière des Français. (Photo : gracieuseté)

« On est capables de garder le bureau ouvert une demi-heure de plus par jour, donc tout le monde gagne », ajoute-t-elle, soulignant que les employés ont tout de même dû apprendre quelques-unes des tâches de leurs collègues pour compenser.

Quelques autres municipalités ont téléphoné à Rivière des Français pour s’enquérir des modalités de ce projet pilote qui doit se conclure en septembre avec possibilité de conserver ce nouveau modèle.

Gisèle Pageau croit que « deux ou troi s» ont commencé un projet similaire et s’attend à ce que le sujet fasse l’objet de discussions lors de la conférence 2022 de l’Association des municipalités de l’Ontario (AMO) qui aura lieu à la mi-août.

À travers le pays, d’autres municipalités comme Quispamsis et Sackville au Nouveau-Brunswick, et Guysborough en Nouvelle-Écosse tentent aussi l’expérience, poussant le Syndicat du Nouveau-Brunswick à réclamer que la Province tente un projet pilote afin d’encadrer la semaine de quatre jours.

Pour Arnaud Scaillerez, professeur à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton, les gouvernements auront effectivement un rôle à jouer si le modèle continue de se répandre.

Arnaud Scaillerez, professeur à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton. (Photo : gracieuseté)

« Tout dispositif nouveau nécessite d’être encadré pour équilibrer les pouvoirs entre employeurs et employés, afin d’éviter toutes déviances et toutes formes d’abus. […] Si ce dispositif devait se généraliser, il est certain qu’un encadrement légal à l’échelle fédérale, provinciale et même internationale réduirait les risques d’abus, voire d’esclavagisme moderne », indique-t-il.

D’ailleurs, le professeur a eu écho de réflexions concernant le Code du travail canadien qui viseraient à faciliter la mise en place de la semaine de quatre jours.

Travailler moins, mais mieux

Arnaud Scaillerez, qui effectue des recherches auprès d’entreprises ayant opté pour la semaine de quatre jours, note qu’il peut s’agir d’une « contrepartie » au télétravail qui est « réservé, en règle générale, à des emplois où les tâches peuvent se faire à la maison […] des emplois qualifiés où on travaille devant un ordinateur ».

Si le télétravail est ainsi « réservé à une caste professionnelle et intellectuelle », la semaine de quatre jours peut être mise en place de manière « plus démocratique », souligne l’expert.

D’autres pays en ont d’ailleurs fait l’essai, avec succès, constate-t-il : « Il y a une augmentation du rendement des entreprises ou au moins un maintien du rendement », et ce, plus de deux ans après la mise en place du nouveau modèle dans certains cas. 

Le professeur observe toutefois qu’il vaut mieux privilégier un modèle de réduction des heures plutôt que de compression, car faire autant d’heures en quatre jours, « ça peut vraiment devenir très fatigant ».

C’était une inquiétude à Rivière des Français, mais Gisèle Pageau n’a pas vu de problème à ce niveau : « On ne voit pas de négatif […] et s’ils préfèrent retourner à la semaine de cinq jours, c’est leur choix », fait-elle remarquer.

À l’Université Saint-Paul, « on a demandé à notre personnel de réfléchir sur la façon dont le travail se fait », indique Carole Audet, vice-rectrice associée, Talent, diversité et culture.

Carole Audet, vice-rectrice associée, Talent, diversité et culture à l’Université Saint-Paul. (Photo : gracieuseté)

« On regarde aussi à investir dans de nouveaux moyens technologiques […] revoir certaines méthodes de travail, regarder le nombre de réunions », ajoute-t-elle.

« L’objectif, c’est de le faire à cout zéro », complète le vice-recteur Jean-Marc Barrette.

Éviter de créer des « esclaves modernes »

Pour Arnaud Scaillerez, « sur le plan sociologique et philosophique, il faut voir quelle société on veut demain, qu’est-ce qu’on veut créer ».

« Est-ce qu’une société moderne, c’est une société qui gagne des milliards, ou est-ce que c’est une société où les employés et les citoyens sont heureux? C’est un vrai choix », souligne-t-il, en ajoutant que cela nécessiterait « une meilleure répartition des richesses ».

Le professeur met toutefois en garde contre le danger d’empirer le déséquilibre entre les pays : « Il faut éviter que ce soient les sociétés occidentales qui travaillent quatre jours et que pour compenser on fasse travailler davantage les autres pays. Il ne faudrait pas que d’autres pays deviennent les “esclaves modernes” du travail pour nous permettre à nous, sociétés occidentales déjà bien installées dans notre confort, d’en avoir encore plus. »

En Espagne, 200 entreprises volontaires participeront à un projet pilote de trois ans pour tester la semaine de quatre jours. Le gouvernement espagnol a créé un fonds de 50 millions d’euros afin de compenser les entreprises si elles subissent des pertes.

« Il y a une prise de conscience éthique et mondiale que les gouvernements doivent absolument prioriser », avertit Arnaud Scaillerez.