Des fois il y a des idées qui flottent dans le temps. On sait pas trop pourquoi c’est comme ça, on ose à peine deviner. Et puis un jour, les choses arrivent.

Récit recueilli par Bernard BOCQUEL – Collaboration spéciale

C’est comme ça que mystérieusement a pu être préservée la maison de Gabriel Lafournaise, qui avait été construite en 1872, qui est devenue la maison de la famille d’Octave Bérard en 1905, puis après 1911 la boutique de forge de mon père, puis un poulailler jusque vers 1960, quand mes parents ont choisi d’acheter leurs œufs. Soudain sans raison d’être, le vieux shaque en billots de chêne qui allait paisiblement vers son centenaire était menacé de mort.

Mais tout aussi bien de commencer par le commencement pour rendre hommage à la plus vieille maison en vie dans le Sud-Est du Manitoba.

Gabriel Lafournaise avait un surnom cri, Kachauchen, le guerrier, parce qu’il avait été de la légendaire bataille du Grand Coteau en 1851, quand les Sioux en surnombre avaient attaqué une caravane de Métis qui chassaient le bison. Vingt ans plus tard, dans les débuts du Manitoba, il avait été un des premiers à venir s’installer à la Rivière-aux-Rats après l’arpentage des terres en lots de rivière. C’était les tout derniers lots découpés à la vieille manière. Après, le système des townships s’est vite imposé.

Dix ans après son installation, en 1882, Lafournaise est parti à la coulée du Milieu, de l’autre côté de La Rochelle, tout près de la rivière Roseau. Comme ça il était à pied d’œuvre pour pêcher des esturgeons, qu’il vendait au Canadien Pacifique pour chauffer les engins des locomotives. Justement, un des plus gros esturgeons jamais poigné au Canada a été pêché

dans la rivière Roseau. Il faisait 15 pieds de long. Du gros bétail. L’esturgeon est un poisson huileux. Mélangé avec du bois franc, ça devait péter le feu dans la locomotive lancée à pleine épouvante!

Le vieux Gabriel avait vendu son lot, le 38, à William Charette de La Rochelle, un commerçant en moyens. Soit dit en passant, c’était le père de Guillaume Charette, le vieux raconteur du CKSB des premiers temps.

Quand mes grands- parents Octave Bérard et Emma Barnabé sont venus du Québec en 1905 avec leurs 11 enfants, les Barnabé étaient déjà installés dans le coin de Sainte-Elizabeth. (*) Ils sont d’abord restés icitte et là, et puis à La Rochelle, dans les vestiges de La Borderie, une entreprise fondée par des Français, mais qui avait fait faillite. Ils fabriquaient du lait condensé, qu’ils vendaient un peu partout dans le monde.

Mon grand-père Octave avait eu des intentions d’ouvrir un hôtel, mais Mémère ne voyait pas l’idée d’un bon œil. Finalement ils ont acheté le lot 38 à William Charette. Les Bérard prenaient racine dans une terre de Métis. Le lot 37 au nord appartenait à un Gladu, le lot 36 à Marcel Roy, le parrain de Louis Goulet, rendu immortel par L’Espace de Louis Goulet, le livre que Guillaume Charette nous a laissé en héritage. C’est juste pour dire que la mitchiferie était tricotée aussi serrée que la canayennerie.

En 1911, un monsieur Gonzague de Saint-Malo a construit une solide maison, qui a permis à la famille d’Octave et d’Emma une vie plus confortable. Puisque celle de Lafournaise était devenue libre, leur enfant Antoine, qui avait appris le métier de maréchal- ferrant, y a installé une forge.

Dans ma jeunesse, la boutique de forge résonnait les jours de pluie, quand notre père avait le temps de ferrer des chevaux. Notre plaisir, c’était de tourner le feu. Il faut imaginer un éventail qui soufflait quand on tournait une poignée.

Le souffleur à feu attisait les braises et notre envie de jouer. On était au temps de la guerre. Alors on jouait à faire exploser des bombes. Pour ça on mettait sur le feu une canette à moitié remplie d’eau avec un couvercle bien fermé. Quand l’eau bouillait, c’était l’explosion! On jouait à la guerre, mais à la guerre contre personne.

J’allais encore à la petite école quand notre père s’est organisé une nouvelle boutique de forge. La maison que Lafournaise avait construite dans le coude de la rivière a été mouvée dans le coin de l’écurie à l’aide d’un gros tracteur, pour remplir sa nouvelle fonction: poulailler.

Au début des années 1960, mes parents, qui prenaient de l’âge, ont décidé de ne plus se baudrer avec des poules. Cette fois, le shaque à Lafournaise était livré à lui-même. C’était à peu près au temps où je revenais du Mexique.

À l’époque, j’avais trouvé un livre sur la restauration des maisons québécoises. Quelque fois les choses s’enchaînent, les choses arrivent. Avec mon ami Georges Lafrance, pianiste amateur et prof d’école, on a démanché la maison, morceau par morceau, en suivant les instructions. Sur chaque billot a été inscrit un chiffre et l’indication selon les points cardinaux : ouest, est, nord, sud. Tous les éléments du casse- tête ont été entreposés dans la shed à machinerie de mon frère Raymond.

À la Rivière-aux-Rats le monde est resté perplexe. C’était du jamais vu dans le coin. Avec ces artistes, on sait pas le yable de ousqu’on s’en va! On peut pas leur en vouloir. Parce que des fois, on n’en a aucune idée non plus. C’est comme ça quand les idées flottent dans l’air du temps.

Et puis une bonne fois, quelques années plus tard, avec l’aide de mon neveu Marc, le fils aîné de mon frère Henri, et un nouveau coup de main de Georges Lafrance, on a remis le casse-tête ensemble en une couple de semaines, sans problème puisque tout était numéroté.

Pour assurer la solidité de la fondation, le secret a été d’enlever toute la terre noire, qui est si capricieuse, et de mettre à la place six pouces de gros sable, ensuite six pouces de ciment, avec par-dessus ça un pied et demi de pierres des champs.

Ça fait maintenant plus de 50 ans que la maison à Kachauchen est revenue à la vie. La scène du calendrier nous laisse soupçonner que les préparatifs sont en cours pour un réveillon des Vieux Loups. Cette fois, la bouillotte sert à faire de l’eau de neige plutôt que du savon du pays ou encore à faire bouillir la sève d’érable pour les sucres. Et pour sa part le traîneau apporte du chêne, le plus franc des bois francs, le bois de nuit par excellence. Ça risque de fêter fort chez le Vieux Gabriel!

(*) Les 11 enfants étaient : Wilfrid, Josephat, Napoléon, Marie-Anne, Marguerite, Stanislas, Antoine, Hélène, Cécile, Alice (future sœur des Saints Noms de Jésus et de Marie) et le bébé, Octave.