Comme j’ai déjà eu la chance de le mentionner, les mercredis souères des Vieux Loups à la Criblerie de mon frère Raymond, c’était la place pour prendre un petit coup et brasser des petites, moyennes ou des grandes folies. (*)

Récit recueilli par Bernard BOCQUEL – Collaboration spéciale

Une bonne fois en 2006, vers la toute fin de la soirée, on a décidé d’organiser une toute petite folie : descendre en radeau la rivière Rouge d’Emerson à Winnipeg. Dans le monde des campagnes, dans l’ancien temps ou de nos jours, tu peux pas vraiment survivre sans être un patenteux. Un habitant a besoin d’avoir le sens pratique. Quarante métiers, cinquante misères, il comprend ce que ça veut dire. 

Ça a été une affaire ben chienne d’aller récupérer chez mon frère Fernand un vieux rack à foin qui a servi de plateforme. On a trouvé dans un commerce à Saint-Boniface huit barils en plastique de 45 gallons. Dans une shed ou dans une autre il y a toujours un petit moteur prêt à être serviable. Quelqu’un nous a gréyé un poêle pour popoter. 

Pas de radio, pas de télé. Tout ce qu’il nous fallait encore absolument, c’était une toilette. Pas pour l’utiliser, mais pour être en règle avec la loi sur l’alcool. Pour pouvoir consommer de la boisson forte, l’accès à une toilette est obligatoire. Il vaut mieux être dans la légalité pour avoir la flexibilité de préparer un mauvais coup, juste au cas où. 

Quand je compose une illustration, je me tiens loin de la photographie. Sur le radeau, il y a cinq personnes. J’aurais pu en mettre huit ou dix, mais ça s’adonne qu’on était cinq marins d’eau douce : Roger Croteau, que toute le monde appelle depuis toujours Minoune, mon frère Raymond et deux de nos neveux, Roger et Maurice, des garçons à Fernand. Moi je pourrais être n’importe lequel des cinq sur le dessin. 

Le drapeau canadien, on l’a vraiment fait flotter. Mais c’était juste pour le décor. On aurait aussi très bien pu hisser le drapeau des pirates. Mais même quand tu sais que tu ne verras pas grand monde se barauder sur les berges de la rivière Rouge, un pirate doit savoir rester discret. 

Il y a un sage dire qui n’est peut-être pas un sage dire, mais qui fait du bon sens : l’avoir dans le sang. Je cré ben que les Bérard, on a la piraterie dans le sang. C’est génétique, comme on dirait de nos jours.

Gabriel Bérard est arrivé en Nouvelle-France en 1670, l’année de la fondation de la Compagnie de la Baie d’Hudson. À la manière des nouveaux arrivants, il s’est essayé à plusieurs métiers et plusieurs misères : trappeur, vendeur de fourrure. L’ancêtre a fini par tomber dans l’agriculture.

Sa descendance s’était installée dans le coin de Sorel, sur le bord du fleuve. Ça leur donnait l’occasion de rôder en bateau en longeant la côte. Après la déportation des Acadiens en 1755, chemin faisant ils ont récupéré des déportés pour qu’ils puissent rentrer chez eux.

Ma tante Cécile Bérard avait commencé à faire de la généalogie. Elle était soeur des Saints Noms de Jésus et de Marie. Son nom en religion était Alice-Emma. Alice comme sa soeur décédée jeune et Emma pour honorer sa mère, ma Mémère Emma Barnabé. Quand ma tante est tombée sur le côté pirate de ses aïeux, elle n’a pas été plus loin dans ses fouilles. C’est de valeur, mais au moins on a compris notre attrait pour la piraterie.

Notre voyage a duré cinq jours. On aurait pu pêcher et vivre aux poissons, mais on a préféré emmener notre grub. On s’est gâté un peu avec des gros déjeuners : oeufs, jambons, crêpes, sirop d’érable et des soupes copieuses. Une fois on s’est retrouvé sur le bord d’un immense champ de blé d’Inde. Évidemment, si le fermier avait été alentour on lui aurait demandé la permission de prendre trois ou quatre épis bien mûrs. Mais il n’y avait personne.

Rendu à Saint-Agathe, le plan était de rendre une visite de courtoisie à l’avocat Vaughan Baird. Sa maison surplombait la rivière. On sait jamais quand un pirate va se faire poigner et va avoir besoin d’un bon avocat. C’est dommage, il n’était pas là. 

Vaughan Baird, c’était tout un personnage. C’était un grand sportif, un spécialiste du plongeon, un conservateur militant, mais de l’aile progressiste, un amoureux des arts et un fervent du bilinguisme, avec en plus une capacité au franc parler, y compris en français. C’est lui qui a été l’avocat de Roger Bilodeau. Les deux s’étaient mis en tête de ramener l’affaire Forest en Cour suprême pour forcer la Province à traduire toutes les lois unilingues depuis 1890. Ils ont réussi leur coup.

L’année de notre voyage, Vaughan Baird aurait pu plonger sans problème dans la rivière, parce qu’elle était assez haute. Mais rien en comparaison avec 1997, quand la Rouge a donné des signes de vouloir retourner à ses vieilles racines de grand lac. Rien non plus par rapport à 1826, quand la rivière a détruit les débuts de la Colonie de la Rivière-Rouge et a poussé la plupart des colons à se refaire une vie ailleurs. Parmi eux il y avait l’artiste-peintre suisse Peter Rindisbacher. On lui doit des scènes de la vie autochtone de cette époque.

Dans sa longue existence tumultueuse, la Rouge a laissé sur sa route vers le nord tout un chapelet de bras morts. On oublie trop souvent que le croissant Enfield à Saint-Boniface est un de ces bras morts. 

J’ai appris il y a pas si longtemps que Denis Duguay voulait en savoir plus sur Rindisbacher. Aux archives provinciales on l’a dirigé vers le registre d’arpentage de la Colonie de la Rivière-Rouge établi en 1824 pour le compte de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Denis l’artiste patenteux a décidé d’en faire une carte. Un travail de moine, un vrai tour de force. Il a découvert que les Rindisbacher avaient une terre sur la Enfield.

Avec toutes ces discussions autour de certains noms de rues à Winnipeg, il me semble que ça serait une bonne idée de rappeler d’une manière ou d’une autre le passage de l’artiste suisse. Et pour ce qui est de la Enfield, qui s’appelait autrefois la Oak, il me semble qu’il est grand temps qu’on la renomme Miscouissippi, comme les Autochtones appelaient la Rouge. 

On a fini notre voyage sur la Miscouissippi juste passé le boulevard Grandin, tout près du chemin Sainte-Marie, là où la rivière fait un croche. On a repéré une descente et on a compris que c’est là où les pêcheurs mettaient leur bateau à l’eau et où les pirates d’eau douce feraient bien de débarquer de leur radeau.

(*) Voir La Liberté du 3 au 9 août 2022.