Dans ma précédente chronique, je proposais d’attribuer la couronne de roi des faux amis de la langue française au mot « opportunité ». Depuis, des lecteurs m’ont suggéré quelques autres candidats. 

Par Laurent GIMENEZ

Parmi ceux-ci figure en bonne place l’adverbe « éventuellement ». En français, il exprime uniquement l’incertitude, l’éventualité, la possibilité. Exemple : « En 2023, le NPD reviendra éventuellement au pouvoir au Manitoba » (autrement dit : « il reviendra peut-être au pouvoir »). 

Mais sous l’influence de l’anglais « eventually », on utilise parfois « éventuellement » de façon fautive pour exprimer la certitude ou la finalité. Exemple : « M. Allain dit garder le souvenir de tous les dossiers touchant à l’économie verte, ce qui a éventuellement mené à la création d’Éco-Ouest Canada ». Dans cette phrase, éventuellement est à la fois un faux ami et un contresens, puisque l’auteur voulait vraiment dire : « ce qui en fin de compte (ou finalement) a mené à la création d’Éco-Ouest Canada ». 

L’usage néfaste des faux amis ne doit pas être confondu avec l’emprunt bénéfique de mots étrangers qui s’intègrent bien dans le vocabulaire français et l’enrichissent. Qui songerait à reprocher leur origine étrangère aux mots « concerto » (italien), « cacao » (espagnol et aztèque), « café » (turc), « film » (anglais), « bretelle » (allemand) ou « kiwi » (maori), pour ne citer que quelques exemples? 

Toutes les langues empruntent continuellement des mots aux langues étrangères avec lesquelles elles sont en contact. L’anglais ne fait pas exception. Dans les innombrables images de Londres diffusées à l’occasion des funérailles de la reine Elizabeth II, on apercevait parfois, gravée sur un monument, la célèbre devise de la monarchie britannique, invariablement écrite en français : « Dieu et mon droit ». 

Ce bilinguisme inattendu rappelle l’influence considérable que le français a exercée sur la langue anglaise après la conquête de l’Angleterre par le duc de Normandie en 1066. Guillaume le Conquérant avait apporté dans ses bagages cette langue française que les monarques et la haute noblesse d’Angleterre privilégieront pendant trois siècles au détriment de l’anglo-saxon, la langue germanique apportée par de précédents envahisseurs et parlée par le peuple. 

Aujourd’hui encore, près de deux tiers (60 à 65 %) du vocabulaire anglais est issu du français! Cela se traduit notamment par les innombrables doublets qui caractérisent la langue anglaise : pour un mot d’origine anglo-saxonne, il existe un synonyme d’origine française. Exemples : raise (anglo-saxon)/elevate (français); begin (anglo-saxon)/commence (français). Les anglophones privilégient généralement les mots d’origine française quand ils veulent s’exprimer avec raffinement, à la manière des rois et des nobles de l’ancien temps. 

Par comparaison, on estime qu’environ 5 % seulement du vocabulaire français est issu de l’anglais. Cette proportion tend cependant à augmenter. Récemment, des journalistes du quotidien français Le Monde ont calculé que sur les quelque 500 nouveaux mots et nouveaux sens adoptés par les dictionnaires Larousse et Robert depuis 2020, 28 % sont d’origine étrangère, dont 80 % d’origine anglaise. 

Si la langue anglaise exerce aujourd’hui une si forte influence, ce n’est pas parce qu’elle serait plus simple ou plus inventive que les autres langues, comme on le croit parfois, à tort; c’est plutôt la conséquence de l’hégémonie mondiale croissante que les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, puis États-Unis) ont exercée dans les domaines économique, technologique et culturel à partir du 19e siècle. 

Une hégémonie que les pays d’Asie pourraient bien leur enlever au cours du 21e siècle. Les nouveaux mots chinois (bao), indiens (dahl) ou japonais (mangaka) qui pénètrent discrètement, mais en nombre croissant dans nos dictionnaires en sont peut-être un signe annonciateur. 

  • Laurent Gimenez: (photo : Marta Guerrero)