Fondé en 1913 par la volonté de Mgr Langevin, archevêque de Saint-Boniface, le journal La Liberté a traversé diverses périodes dans sa longue existence. Depuis la célébration de son 100e anniversaire, il est entré dans une toute nouvelle phase, qui lui permet de remplir sa mission locale tout en se démarquant sur la scène nationale. Retour sur cette évolution existentielle avec des acteurs clés du dossier.

Par Ophélie DOIREAU

Initiative de journalisme local – Réseau.Presse – La Liberté

Dès son entrée en fonction à l’automne 2009, la nouvelle directrice et rédactrice en chef du journal, Sophie Gaulin, réfléchissait déjà à la manière de célébrer le 100e anniversaire du journal.

« Lorsque j’ai pris la direction, j’ai commencé à réfléchir non seulement au 100e de La Liberté, mais aussi à la direction qu’on voulait prendre avec le journal.

« La Liberté était déjà bien implantée au niveau local. Les lecteurs faisaient savoir leur appréciation envers le journal. Mais on n’était pas présent au niveau national, ni même de l’autre côté de la rivière. On se concentrait surtout sur nous-mêmes. Le 100e, c’était l’occasion par excellence de nous mettre sur la carte. Et c’est dans cette perspective que l’évènement a été construit. »

À cette fin, Sophie Gaulin avait plusieurs idées en tête : « D’abord, j’ai réfléchi au legs de La Liberté à la communauté. Mon idée était de numériser les archives du journal depuis 1913 pour qu’elles soient accessibles en ligne. C’est le projet Peel.

« À l’époque, on était sur le boulevard Provencher, à la Maison franco-manitobaine. Je me disais : J’ai une richesse sous les yeux : les volumes reliés année après année depuis 1913. Il m’appartient maintenant de faire vivre cet héritage et ce patrimoine tout en le préservant. Mon meilleur allié a été Gilles Lesage, qui était alors directeur général de la Société historique de Saint-Boniface.

| Le cadeau à la communauté

« Avec Gilles, tout de suite, on a senti qu’on était sur la même longueur d’onde. Je l’ai senti allumé par l’idée de numériser les archives. Il a fait la recherche de ce qui pouvait être fait, comment le travail pouvait être fait, dénicher les assurances nécessaires pour transporter des archives. Il a réellement mis tout le projet en route. C’est lui qui a trouvé l’Université de l’Alberta et le département Peel.

« Le devis se chiffrait à 200 000 $. Il fallait aller chercher l’argent. L’Université de l’Alberta a versé le premier 50 000 $, la Société franco-manitobaine a donné la même somme. Ensuite c’est la générosité de la communauté qui a permis qu’on puisse réaliser le projet. C’était un moment hyper important : on pérennisait des archives et on les rendait facilement accessibles. »

Grâce au projet Peel, des Manitobains ont pu faire de la recherche sur leur famille et découvrir de nouvelles histoires. Comme Maurice Sabourin qui, dans une lettre à la rédaction de La Liberté parue dans l’édition du 3 au 9 juillet 2013, remerciait en ces termes la rédaction pour ce legs :

« L’autre jour, en honneur de la journée du décès de mon père, j’ai tapé Cyrille Sabourin, entre guillemets (c’est essentiel de les mettre) dans La Liberté numérisée (Projet Peel). Mon geste m’a fait remonter une variété d’émotions très personnelles. Mes parents se sont mariés le 1er juillet 1946. J’avais toujours présumé que cette date était un samedi. J’ai été surpris d’apprendre qu’ils se sont mariés un lundi. Nous avons des photos des mariés, mais jamais on m’a précisé que la toilette de la mariée consistait en une longue robe de satin blanc, recouverte de tulle, avec manches longues en pointe et collet Peter Pan. Elle avait un voile long et une couronne, et tenait un bouquet de roses. En lisant ce paragraphe dans La Liberté du 5 juillet 1946, je me suis senti aux noces de mes parents. J’étais là. Quelle joie ! C’était un moment de bonheur intense. […] Merci madame la rédactrice en chef pour avoir pris l’initiative d’offrir à la communauté ce trésor informatisé. L’histoire a été revécue et les larmes de joie coulent encore. Soyez assurée que je n’ai pas fini de revisiter La Liberté numérisée, tellement j’ai eu la piqûre d’aller à la rencontre de vieux souvenirs. Nos vies en famille viennent de s’enrichir formidablement. »

Bien d’autres témoignages ont afflué. Le pari du legs de La Liberté à la communauté a donc été tenu. Mais Sophie Gaulin ne souhaitait pas s’arrêter là. En parallèle, elle travaillait à développer son réseau médias. « Le cadeau que je voulais faire à La Liberté, c’était de la positionner non plus comme un petit journal, mais comme un journal local qui avait beaucoup à montrer, à dire et à partager. En 2011, je suis allée voir Margo Goodhand, que je ne connaissais pas encore et qui était alors la rédactrice du Winnipeg Free Press. Je lui ai proposé un article en français par semaine dans son journal. Elle a adoré l’idée ! Dans sa tête, il n’y avait pas de petit journal.

Sophie Gaulin
Sophie Gaulin est la directrice et rédactrice en chef de La Liberté depuis le 5 novembre 2009. (photo : Marta Guerrero)

| Des journaux centenaires

« Tout doucement, La Liberté prenait sa place de l’autre côté de la rivière. Elle m’a montré que je n’étais pas folle de vouloir que La Liberté prenne sa place en dehors de la communauté qui connaissait déjà le journal. Elle m’a ouvert bien des portes comme par exemple celles du CA de l’Association des journaux canadiens. Puis elle m’a fait rentrer comme juge aux Concours de journaux canadiens (Canadian National Newspaper Awards). Forcément, en acceptant de telles fonctions, tu te retrouves à dire Sophie Gaulin de La Liberté et de fait, les gens finissent par savoir qu’il y a un journal francophone au Manitoba qui s’appelle La Liberté. »

Forte de son alliée Margo Goodhand, Sophie Gaulin se lance alors un nouveau défi : celui de rassembler à Winnipeg les rédacteurs des plus gros journaux canadiens. « Il fallait créer quelque chose qui allait faire venir les rédacteurs en chef de partout au pays. J’en parlais beaucoup à mes parents et un jour, mon père me suggère : Pourquoi tu ne créerais pas un club pour les journaux centenaires du Canada ? Et tu lances le club à Winnipeg le jour du 100e de La Liberté. J’en parle à Margo, elle embarque. On tenait la bonne idée pour les faire venir. C’est effectivement ce qui s’est passé : 25 rédacteurs en chef de journaux du pays sont venus.

« L’évènement a créé une espèce de sympathie pour le journal. Donc lorsque je demandais des partenariats sur un nouveau projet avec Le Droit d’Ottawa ou Le Soleil de Québec, je n’étais plus une inconnue. La dimension humaine avait pris ses droits. Pour que La Liberté puisse prendre la place que j’imaginais pour elle, on a fait se rencontrer des personnes. »

La dynamique ainsi enclenchée a permis au journal de se développer pleinement. Car il a pu bénéficier d’expertises qui ont favorisé son développement. Sophie Gaulin s’estime plus que chanceuse d’avoir croisé la route de certaines personnes. « Je voulais un journal fort, crédible et indépendant. Les bonnes personnes sont apparues sur le chemin. Quand tu dois ta survie à un modèle d’affaires et que tu es appuyée à la présidence du CA de l’entreprise par un Marc Marion, un avocat expert en fiscalité, un expert en droit des corporations, tu te donnes toutes les chances de réussir. Il est le président de Presse-Ouest Limitée depuis 2013. Dès son arrivée, il a pris très au sérieux les compétences des bénévoles qui devaient siéger sur le CA. Il voulait les bonnes personnes autour de la table non pas pour simplement faire survivre le journal, mais pour assurer son épanouissement.

« Ma plus grosse crainte, c’était qu’il parte. Il m’avait prévenue qu’en règle générale, il ne restait pas membre d’un CA plus d’un terme. Il avait été très clair. Il a changé d’avis, tant mieux pour moi, tant mieux pour tout le monde ! »

Pour Me Marc Marion, c’est le potentiel de La Liberté qu’il l’a incité à maintenir son engagement : « En effet, j’avais dit à Sophie que j’étais là pour un temps limité. Plusieurs facteurs m’ont fait changer d’avis.

« La mission d’un journal comprise comme un outil nécessaire de la scène démocratique est un angle qui m’a toujours intéressé. En particulier pour assurer une francophonie vibrante et engagée.

| Un nouveau modèle d’affaires

« Une fois que j’étais sur le CA, là j’ai vu le plein potentiel du journal, surtout avec Sophie à la direction et à la rédaction en chef. C’était le facteur déterminant qui m’a donné confiance pour rester.

« Et en plus, le journal venait de franchir son centenaire, ce qui était vraiment impressionnant. C’était bel et bien un pilier dans la francophonie manitobaine. Ça a été toute une prise de conscience de ma part. »

Les actions de Presse-Ouest Limitée, fondée en 1970 lorsque les Oblats de Marie Immaculée ont remis le journal aux mains des laïcs, étaient détenues par la SFM. La solution historique ne répondait plus à l’évolution du monde médiatique. Sophie Gaulin soulève encore une fois l’importance de pouvoir compter sur les bonnes personnes au bon moment. « Lorsque vers 2016-2017, le gouvernement fédéral envisageait des mesures fiscales en faveur des journaux, Marc voyait bien qu’il fallait changer de structure afin de pouvoir réaliser légalement des projets générateurs de revenus. Il existait une volonté de trouver une façon de séparer les deux entités. Sauf que personne n’y était jamais arrivé et qu’il y avait chez certains une forte résistance.

« Heureusement, le comité de refonte de la SFM, formé par Ben Maréga, Mona Audet, Raymond Hébert, Diane Leclercq et Raymond Lafond, a compris les enjeux pour le journal, notamment au niveau de son autonomie. Grâce à la crédibilité de ces personnes, la communauté a pu embarquer.

« Mais il fallait encore que les étoiles s’alignent. Elles se sont alignées lorsque Christian Monnin a pris la présidence de la SFM. La séparation a pu avancer. Et avancer de façon harmonieuse. »

Me Marc Marion ajoute : « Il fallait vraiment permettre à La Liberté de s’épanouir dans tout son potentiel. On le voit aujourd’hui avec les différents formats qu’elle offre. L’évènement clé a été la transformation de l’entreprise dans une structure à but non lucratif, complètement indépendante d’un quelconque organisme.

| Des binômes précieux

« Ce n’était donc pas qu’un simple changement de nature fiscale, c’était bien un changement nécessaire pour assurer l’indépendance journalistique. Dorénavant, La Liberté va pouvoir toujours mieux développer son plein potentiel pour faire rayonner la francophonie manitobaine au-delà de ses frontières à l’aide, entre autres, de vidéos, de balados, de documentaires. »

Le gouvernement fédéral n’est pas resté inactif non plus. Il a permis que les journaux puissent devenir donataires reconnus (c’est-à-dire émettre des reçus pour fins d’impôts), mais pas à titre d’organisme de bienfaisance. Selon la loi, les activités d’un journal ne sont pas admises comme des activités de bienfaisance. C’est pourquoi le gouvernement a créé une autre catégorie de donataires reconnus : les organisations journalistiques enregistrées (OJE). Presse-Ouest Limitée a obtenu ce statut le 1er avril 2021. L’entreprise est devenue la 3e organisation journalistique au pays à recevoir cette désignation.

Tout ce nouveau contexte a alors permis à Presse-Ouest Limitée de développer davantage de projets audiovisuels, un rêve devenu réalité pour Sophie Gaulin. « Avec Lysiane Romain en charge de la direction générale adjointe de La Liberté, on rêvait de tous les projets qu’on mène aujourd’hui. Elle aussi, elle m’avait dit qu’elle ne resterait que deux ans en poste. Finalement, elle est toujours là. Nous formons un véritable binôme. »

Lysiane Romain, au journal depuis 13 ans, comprend La Liberté, comme une authentique occasion de faire rayonner le Manitoba : « Grâce aux partenariats nationaux que Sophie a développés en mettant La Liberté sur la carte, on a pu dépasser les frontières avec certains projets.

| Vers un lectorat plus jeune

« C’est stimulant de devoir au quotidien se montrer créative pour concrétiser de nouveaux projets aptes à contribuer à faire vivre le journal. »

Camille Harper, au journal depuis 14 années, a vécu cette transformation de l’intérieur : « La direction prise par La Liberté est incroyable. Avant, nous avions juste le papier, plus quelques projets spéciaux. Aujourd’hui, la plupart de notre activité repose sur la partie multimédia. On sent que cette tournure remarquable a pris ses racines dans le 100e de La Liberté. »

Sophie Gaulin développe : « La Liberté fait maintenant de la vidéo, des magazines. On a notre propre studio, on est passé d’une équipe de cinq-six personnes à une quinzaine, voire une vingtaine l’été. On a augmenté notre qualité de produit et de vie au travail. On dispose de meilleurs locaux, le matériel est à la fine pointe et l’ambiance est exceptionnelle.

« Cette évolution, je la dois en partie à Bernard Bocquel. Il m’a permis pendant quelques années d’avoir la tête plus libre pour que je puisse me concentrer sur la totalité des opérations. Il a essentiellement assumé la rédaction en chef de La Liberté. C’était mon binôme au journal. Il m’a aidée à traverser des périodes très compliquées. Il a été clé dans ma compréhension de la situation, dans ma mise en oeuvre de la stratégie avec Marc. J’ai été tellement bien entourée pour arriver à mener la barque. Quand je vois le résultat dix ans plus tard, c’est magique où se trouve La Liberté.

« Le pari le plus complexe aujourd’hui, c’est d’intéresser un lectorat plus jeune. On a un lectorat fidèle, et on veut fidéliser ceux qui ne le sont pas encore. C’est difficile dans un monde où l’intérêt pour le journalisme de presse écrite de long format est moindre. Certes, nos lecteurs et nos lectrices d’aujourd’hui sont essentiels, mais ceux de demain le sont tout autant. On rêve d’eux et d’elles. »