Marine Ernoult
Manifestation devant le Parlement canadien, conférences de presse virulentes, déclarations publiques acérées, le torchon brule entre les Premières Nations et les Métis de l’Ontario.
Au cœur des tensions, le projet de loi fédéral C-53 qui reconnait officiellement le droit à l’autogouvernance de la Nation métisse de l’Ontario (NMO).
Autrement dit, les communautés métisses ontariennes sont en voie d’obtenir le droit de choisir leurs représentants, d’écrire leurs propres lois et de se doter d’une constitution.
Le texte du projet de loi a d’ores et déjà été adopté à l’unanimité en deuxième lecture à la Chambre des communes. S’il est adopté en troisième lecture par les deux chambres, il gravera dans le marbre une entente relative à l’autonomie gouvernementale signée en 2019 entre la NMO et Ottawa.
L’accord, mis à jour en février dernier, identifie formellement la Nation métisse de l’Ontario comme la représentante des communautés métisses vivant sur le territoire ontarien.
« L’entente porte atteinte à nos droits fonciers »
« C’est le résultat d’un travail pour lequel notre peuple s’est battu pendant quelque 200 ans. Il s’agit d’une réconciliation pour des dizaines de milliers de Métis », salue Margaret Froh, présidente de la NMO.
Dans un communiqué de presse, Marc Miller, ministre des Relations Couronne-Autochtones, considère que cette entente et les ententes similaires conclues avec les Nations métisses de la Saskatchewan et de l’Alberta «jettent les fondements nécessaires au renouvèlement des relations entre le Canada et chacun de ces gouvernements métis» et créent «de nouvelles occasions de bâtir avec eux un avenir meilleur».
Qui sont les Métis?
La Constitution canadienne de 1982 reconnait trois groupes autochtones au pays : les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Être Métis signifie plus que de posséder un héritage familial mixte autochtone et européen.
Le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, paru en 1996, affirme que « bon nombre de Canadiens ont des ancêtres autochtones et non autochtones, mais que cela n’en fait pas des Métis ou même des Autochtones. […] Ce qui distingue les Métis, c’est qu’ils s’associent à une culture typiquement métisse ».
En 2003, dans l’arrêt Powley, la Cour suprême a établi une liste de 10 critères, dont les liens ancestraux et l’appartenance à une communauté, afin de déterminer si une personne peut bénéficier des droits accordés aux Métis.
Les 133 Premières Nations de l’Ontario, représentées par les Chefs de l’Ontario, dénoncent, elles, une menace pour leurs terres.
« L’entente porte atteinte à nos droits fonciers et à nos titres ancestraux », critique Veldon Coburn, membre de la Première Nation des Algonquins de Pikwakanagan et professeur adjoint à l’Institut de recherche et d’études autochtones de l’Université d’Ottawa.
« Nous rejetons la présence de Métis sur nos territoires ancestraux. C’est nous et nous seuls qui sommes ici depuis des temps immémoriaux », poursuit Jason Batise, directeur général du Conseil tribal Wabun, composé de six Premières Nations situées dans le Nord de l’Ontario.
Le Conseil tribal Wabun a soumis une demande de révision judiciaire à la Cour fédérale pour faire annuler l’entente conclue en février de cette année.
« Nous n’avons jamais été consultés ou invités à discuter. Ce manque de collaboration du gouvernement nous laisse perplexes », relève Jason Batise.
À ses yeux, certaines communautés représentées par la NMO n’existaient pas historiquement et n’attestent pas d’une présence continue sur le territoire. De ce fait, elles ne peuvent pas être titulaires de droits en vertu de l’article 35 de la Constitution, lequel reconnait les droits ancestraux ou issus de traités.
« Ils revendiquent près des deux tiers de la province. Ils n’ont aucune terre, alors ils essaient de s’approprier les nôtres », s’inquiète le directeur général.
Identité métisse controversée
Face à ces accusations, la NMO assure que l’entente concerne uniquement la gestion des affaires internes.
« L’accord est très clair. Il n’aura aucune incidence sur les droits des Premières Nations. Il ne porte ni sur les terres ni sur les ressources. Il s’intéresse seulement à notre capacité à élire nos dirigeants, à gouverner et à prendre soin de nos enfants », insiste Margaret Froh.
L’entente stipule que la NMO a la compétence pour exercer des « pouvoirs internes et de base », comme pour les questions liées à la citoyenneté, aux élections et à l’administration. La NMO devient également responsable de l’application de la Loi fédérale concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis.
Un document mis en ligne par le ministère des Relations Couronne-Autochtones précise que «si d’autres domaines de compétence ou enjeux susceptibles d’avoir une incidence sur d’autres groupes autochtones étaient négociés à l’avenir, des consultations appropriées seront entreprises par la Couronne».
Cette controverse cache un débat sur l’authenticité de certaines communautés métisses. En 2017, le gouvernement de l’Ontario en a identifié six nouvelles, étendant le territoire métis jusqu’à la frontière provinciale avec le Québec.
Deux nouvelles communautés métisses ont notamment été reconnues sur le territoire du Conseil tribal Wabun et sur celui de la Première Nation des Algonquins de Pikwakanagan.
Dialogue au point mort
« Ça n’a rien à voir avec la reconnaissance du peuple métis dont le statut autochtone est validé depuis 1982, mais selon tous nos experts, rapports et recherches, il n’y a jamais eu de groupes métis qui ont vécu sur nos terres », assène Veldon Coburn.
« La nation métisse de l’Ontario n’a pas de patrie et d’assise territoriale traditionnelle », ajoute Jason Batise.
Margaret Froh de la NMO conteste vivement cette position : « D’un point de vue juridique et factuel, c’est totalement faux de dire que ces communautés n’existaient pas. On doit arrêter de dénier l’identité métisse et de hiérarchiser les droits. »
Les positions semblent irréconciliables. Si Margaret Froh se dit prête à poursuivre un « dialogue respectueux », Jason Batise assure que les Premières Nations vont continuer à se battre devant les tribunaux.
« Quand il s’agit de nos terres, nous ne pouvons pas faire de compromis. J’ai du mal à voir comment on pourrait arriver à un consensus », estime-t-il.
Sur la colline du Parlement, le projet de loi a été renvoyé devant le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord. Il reviendra sur les bancs de la Chambre des communes à l’automne pour une troisième lecture, avant d’être examiné par le Sénat.
En attendant, les Premières Nations de l’Ontario sont plus que jamais mobilisées. Elles viennent même de mettre en ligne un site Internet dédié à la lutte contre le projet de loi C-53.
Inquiétudes autour du Cercle de feu
Les Premières Nations craignent que le projet de loi C-53 n’ouvre la porte à l’exploitation minière dans la région dite du Cercle de feu, à 500 kilomètres au nord de Thunder Bay, en Ontario.
Jason Batise, directeur général du Conseil tribal Wabun, s’interroge sur les motifs réels de l’entente : « Serait-ce aussi un moyen de faire progresser l’exploitation minière dans des endroits où les gouvernements sont confrontés à l’opposition des communautés autochtones existantes? »
Jusqu’alors, la Première Nation Nishnawbe Aski s’opposait à l’exploitation d’un gisement minier présent sur ses terres ancestrales. Mais une communauté métisse y revendique également des territoires.
« Il y a un léger chevauchement. Métis et Premières Nations coexistent dans une petite partie de cette région », reconnait Margaret Froh, présidente de la Nation métisse de l’Ontario.
La cheffe de file métisse se veut néanmoins rassurante : « Nous serons toujours aux côtés des Premières Nations pour veiller à ce que la Couronne respecte son obligation de consultation lorsque les droits des peuples autochtones sont susceptibles d’être touchés. »