Marine Ernoult – Francopresse
Il y a trente ans, le 10 novembre 1993, l’Assemblée législative de l’Alberta adopte la loi 8. Le texte établit notamment les sept régions scolaires francophones. Autrement dit, les Franco-Albertains obtiennent le droit de gérer eux-mêmes leurs écoles.
Cette loi est l’aboutissement d’une longue bataille qui commence en 1982. Cette année-là, la Charte canadienne des droits et libertés est adoptée. Son article 23 garantit aux minorités francophones et anglophones l’éducation dans la langue de leur choix.
C’est le déclic. Des citoyens s’organisent et des pétitions circulent pour demander l’ouverture d’écoles en français.
« Il a fallu faire un énorme travail de sensibilisation au niveau politique, auprès des décideurs, du ministère de l’Éducation. Ça a pris beaucoup de lobbying et de réunions », se souvient Claudette Roy, ancienne enseignante et figure de proue du combat.
À l’époque, l’idée divise au sein même de la communauté. Les militants doivent convaincre de nombreux parents francophones de l’intérêt de l’éducation dans leur langue maternelle.
Première école en 1984
« Beaucoup s’estimaient déjà chanceux d’avoir l’immersion. Ils pensaient que ça suffisait, témoigne Claudette Roy. Mais l’immersion ne répond pas aux besoins pédagogiques et identitaires des enfants dont le français est la langue maternelle. »
« C’est inefficace, ce sont des écoles d’assimilation », renchérit Paul Dubé, dont le fils fréquentait une classe d’immersion française au début des années 1980.
Avec son groupe, Claudette Roy obtient 1000 signatures en faveur de l’ouverture d’un premier établissement scolaire francophone à Edmonton. Ce travail de longue haleine finit par payer.
En septembre 1984, le Conseil scolaire catholique d’Edmonton, qui est anglophone, accepte d’ouvrir la première école francophone financée par des fonds publics en Alberta, l’École Maurice-Lavallée.
« Un grand nombre de gens était là pour l’inauguration. Nous n’avions pas encore le deuxième cycle et la gestion, mais c’était déjà un tel succès », se remémore Claudette Roy.
Un autre groupe décide, lui, de porter la lutte devant les tribunaux. « Nous ne voulions pas que nos écoles soient gérées, même partiellement, par des anglophones, explique Paul Dubé, l’un des cofondateurs. Nous considérions que nous étions les plus aptes à prendre les décisions adaptées à nos réalités. »
En parallèle, le groupe mène une « campagne tapageuse » dans les médias, selon les mots de Paul Dubé, pour contrer les arguments des autorités provinciales, hostiles à une gestion francophone.
« On avait une image de têtes brulées, mais on s’était entourés d’avocats. On avait travaillé tous les côtés, financiers, juridiques, statistiques, raconte Paul Dubé. Notre initiative a eu une résonance importante au sein de la société. »
« Une immense étape franchie »
Claudette Roy reconnait que cette bataille judiciaire a contribué à éveiller les consciences. « Mais en ce temps-là, c’était quelque chose de tellement nouveau, beaucoup de parents et d’enseignants n’avaient pas idée de demander immédiatement la gestion. Ils préféraient y aller par étape », confie-t-elle.
En 1985, la Cour du banc de la reine examine le dossier, puis c’est au tour de la Cour d’appel de l’Alberta en 1987.
Entretemps, de nouvelles écoles françaises ouvrent leurs portes et, en 1989, les Franco-Albertains obtiennent la création d’un deuxième cycle.
La Cour suprême du Canada rend finalement sa décision en 1990 dans ce qui est connu comme l’affaire Mahé.
« Le jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Mahé reconnait aux parents appartenant à la minorité linguistique, lorsque le nombre le justifie, le droit de gérer leurs propres établissements d’enseignement », peut-on lire sur le site Internet du Commissariat aux langues officielles du Canada.
« Une immense étape venait d’être franchie, mais ce n’était qu’une partie de la bataille », commente Paul Dubé.
Le ministère de l’Éducation albertain établit un groupe de travail pour définir plus en détail un modèle de gestion et adopter une règlementation provinciale.
Combien de conseils scolaires francophones doivent être créés? Où faut-il les implanter? Comment financer les nouvelles écoles? Comment recruter les enseignants? Autant de questions auxquelles le comité mettra plus de deux ans à répondre.
« Sentiment d’unité » au sein de la communauté
« Le gouvernement a accepté la plupart de nos recommandations, rappelle Claudette Roy qui a fait partie de ce comité. Il faut dire qu’avec les écoles existantes, nous avions déjà pas mal d’acquis, un historique d’enseignement et de résultats scolaires. »
Après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi scolaire, les premiers commissaires scolaires francophones sont élus en mars 1994.
Très vite, les débats se cristallisent autour de la confessionnalité du système scolaire, comme l’explique Frank McMahon, élu au Conseil scolaire Centre-Nord de l’Alberta.
« Les parents pouvaient décider si l’école restait ou non catholique, mais certains auraient préféré que tous les établissements soient non confessionnels », détaille-t-il.
La première école publique, l’École Gabrielle-Roy, est ainsi fondée à Edmonton en 1997.
Aux yeux de Frank McMahon, la gestion francophone a contribué à forger un « sentiment d’unité » au sein d’une communauté isolée, éparpillée aux quatre coins de la province.
« Les écoles sont devenues des lieux de rassemblement, des milieux enrichissants qui encouragent la vitalité de la culture et du tissu communautaire, souligne-t-il. Les familles apprennent plus facilement à se connaitre et interagissent dans leur langue. »
« Gérer nous-mêmes nos écoles nous a aussi permis d’avoir des programmes d’études plus adaptés à nos besoins et d’avoir plus d’établissements, plus rapidement », poursuit Colette Roy.
Des écoles encore menacées
Trente ans plus tard, l’inclusion constitue le principal défi selon les trois militants interrogés.
« Notre communauté n’a jamais été aussi diverse. Nous devons rendre nos écoles accueillantes pour que tous les élèves, quelles que soient leurs origines et leurs cultures, se sentent intégrés et respectés », insiste Franck McMahon.
« Aujourd’hui, c’est un défi de créer un sentiment d’appartenance. Il faut ouvrir en grand la porte de la francophonie et utiliser l’élément rassembleur que constitue le français pour assurer la pérennité de la communauté », ajoute Paul Dubé.
Si l’Alberta compte aujourd’hui 44 écoles francophones, l’éducation en français reste menacée.
« L’existence de nos conseils scolaires est protégée par la loi. La communauté a des droits garantis, mais nous devons rester vigilants et unis pour conserver nos acquis et des financements équitables », considère Colette Roy.
« Il y a toujours un conflit avec le gouvernement provincial qui n’est pas convaincu de l’importance du bilinguisme, comme l’a montré l’affaire du financement du Campus Saint-Jean », abonde Paul Dubé.
Il appelle la communauté à s’engager davantage : « Tout le monde doit retrouver le feu sacré que nous avions à l’époque pour sauver la langue française. »