Récit recueilli par Bernard BOCQUEL, Collaboration spéciale.

Réal Bérard a d’abord étudié en français à l’École des beaux-arts de Montréal, puis en anglais à la School of Fine Arts de l’Université du Manitoba, et enfin en espagnol à l’Instituto Politécnico Nacional de la ville de Mexico.

Petit déjà je me pratiquais à faire à ma tête. 

Dans mon petit monde de Saint-Pierre-Sud, les filles devaient se comporter d’une certaine manière et les garçons d’une autre. Parce que j’ai toujours su ce que je voulais faire, je n’ai pas eu de choix, il a fallu que je trouve mon propre chemin.

Et même quand le monde te regarde plus ou moins de travers, il faut savoir mettre son paquet d’orgueil de côté. Qui a décrété qu’il fallait suivre la masse?

Mon besoin de fouiller les sentiers qui mènent vers le Beau a fait que très tôt j’ai dû aller contre la volonté de mon père, un fermier-forgeron qui valorisait l’utile et le terre à terre. Au moins, j’ai eu les encouragements de ma mère et de ma Mémère. Pour mon père, c’est vers la fin de sa vie, après mon retour du Mexique, qu’il a compris son fils. Cré son père!

« Mon côté animal me laissait soupçonner que quelque chose allait arriver. »

Réal Bérard

À Noël une année, je devais avoir huit ans, j’avais reçu comme cadeau des peintures à l’huile. C’était une attention maternelle. J’ai bien essayé de barbouiller des affaires, mais comment espérer s’en sortir quand tu pars de zéro?

À la petite école de Saint-Pierre-Sud, le vendredi après-midi apportait un brin de liberté artistique pour les élèves. Le dessin et le chant étaient à l’honneur. Moi je dessinais. Autour de mes dix-douze ans, j’ai eu la chance d’avoir deux maîtresses qui m’ont encouragé. D’abord Irène Goebel, qui me permettait de faire tous les jours une petite illustration à la craie au tableau noir. Et puis Cécile Gélinas, qui m’avait donné un livre pour apprendre à dessiner.

Tableau de Réal Bérard
Tableau de Réal Bérard, peint à l’huile durant son année au Manitoba Technical Institute en 1952-1953.

Quelques années plus tard au Juniorat de la Sainte Famille des Oblats de Marie Immaculée à Saint-Boniface, un père Oblat nous avait enseigné la perspective. C’était à la fois pas grand-chose et beaucoup d’apprendre à créer des volumes sur papier et de pouvoir donner l’illusion de s’enfoncer dans l’infini.

Dans ce temps-là, j’ai bien compris que les études classiques ne me mèneraient pas jusqu’au monde des arts. Ma chance a été qu’un Monsieur Jos Vermander de Saint-Boniface recrutait des élèves pour le Manitoba Technical Institute, un collège technique sur la Portage qui est devenu par après le Red River Community College. Mon père a approuvé. J’allais apprendre toutes sortes de techniques pour que je puisse gagner honorablement ma vie à peinturer des maisons. 

C’est à l’École polytechnique, durant l’année scolaire 1952-53 que j’ai appris des affaires pratiques comme couper la vitre, mélanger les couleurs, poser de la tapisserie, préparer du mastic. J’ai rien perdu d’aller là.

Mon prof c’était Harry Parker, un bon vieux monsieur qui venait de l’Angleterre. Le bonhomme Parker (je me souviens qu’il habitait rue Scotia) me laissait faire dans mon temps libre. Une bonne fois, je lui ai montré un tableau que j’avais composé. Une invention inspirée de mes rêvaillages de cabanes, de lacs, de Sauvagerie et de mon amour pour les clairs de lune. On connait tous Au clair de la lune, mon ami Pierrot. J’avais peut-être essayé d’illustrer la chanson en lui donnant une tonalité canadienne. 

Après avoir regardé mon petit tableau, Monsieur Parker m’a suggéré d’aller aux beaux-arts. You should go to Fine Arts. J’avais fait le petit tableau à la maison, il est resté à la maison. Ma mère l’a accroché au salon.

J’ai écrit à plusieurs écoles de beaux-arts, à Winnipeg, Québec et Montréal. Pour les écoles de Québec et de Montréal, je ne connaissais même pas les adresses. J’étais à zéro. J’ai juste envoyé ma demande à « École des beaux-arts ». À l’époque, on était encore loin des codes postaux. 

En attendant des réponses, sur du papier cartonné collé au mur dans la cuisine de la maison familiale, je me suis amusé à peindre à l’huile un grand tableau. Un genre de carte de Noël agrandi, d’à peu près trois pieds par quatre pieds et quelques pouces. On dit que cent fois sur le métier, il faut remettre son ouvrage. Alors j’ai repris l’idée du clair de lune, mais cette fois j’ai composé une scène d’hiver.

J’attendais. Je crois me souvenir que mon côté animal me laissait soupçonner que quelque chose allait arriver. Quand les réponses sont rentrées, pour l’école des beaux-arts de l’Université du Manitoba, c’était déjà trop tard pour s’inscrire. Québec m’a aussi répondu que c’était trop tard. Montréal m’a expliqué qu’il fallait écrire un examen d’admission.

Durant l’été de 1954, grâce à ma mère et à l’intervention politique du député de Carillon qui était de Saint-Pierre, j’ai eu un emploi d’été idéal avec le Service forestier du Manitoba à Rennie, comme garde-feux. Quand j’ai rencontré Edmond Préfontaine, il avait déjà entendu parler de moi. Dans un petit village, tout se sait, surtout quand quelqu’un est en train de mal tourner. J’avais fait des illustrations pour le Centre récréatif. 

Préfontaine m’a demandé : C’est-ti toi qui fait des dessins? Il a décroché le téléphone pour appeler Jim Somers, le boss à tout le monde aux Ressources naturelles. J’ai pu aller le voir tout de suite : l’édifice d’un étage qui abritait des employés était tout à côté du Palais législatif, là où se trouve maintenant Memorial Boulevard. Somers m’a posé une série de questions : C’est toi qui as écrit à Went Braine? Es-tu capable de te faire à manger?

On était à la toute fin du mois d’avril 1954. Le lundi suivant notre rencontre, mon père m’a amené à Rennie. Je n’avais aucune idée où c’était. À Rennie, il y avait le quartier général du Service forestier de la région. Juste à l’entrée du parc provincial du Whiteshell, qui n’existait pas encore. Là j’ai rencontré Walter Danyluk, un ancien aviateur militaire qui m’a toujours encouragé. Il m’a montré le shaque en planches prévu pour le garde feux.

C’était comme une grainerie, avec un poêle, une table, une paillasse. 145$ par mois. La cabane était à un mille du village, où je cherchais ma mangeaille. Et à un quart d’heure à pied de la tour à feu, une tour en fer bien ancrée sur un rocher, un tour d’au moins 80 pieds surmontée 

J’avais ce que je cherchais : un travail solitaire. Tu ne peux pas avoir mieux quand t’es perché dans une tour à surveiller des fumées louches. Tu peux lire en paix et rêver aux corneilles. Quand la réponse de Montréal m’est parvenue, j’avais l’argent pour me rendre sur place pour écrire l’examen.

Il fallait prendre le train à Winnipeg, le Canadien Pacifique. 83$ aller-retour. Mes parents sont venus me mener à Winnipeg. Mon pauvre père s’était fait jouer un tour. Il aurait pu hurler, crier, pleurer, ça n’aurait pas changé mon idée. Ma mère m’avait préparé une boîte à chaussures pleine de beurrées au fromage, au jambon, à la baloney. Je ménageais mes provisions au maximum. Je ne sais même plus si j’allais au café sur le train.

J’ai réussi l’examen d’admission. Jusqu’à ce moment-là, je croyais que les mathématiques c’était pas mon fort. Au Juniorat, j’obtenais des 14%. Des fruits tout secs, ça ne m’intéresse pas. C’est drôle quand même, là j’ai eu 100%. Il y avait quatre histoires intéressantes et chemin faisant il fallait faire des calculs. Après l’examen, il y en a un qui m’avait dit : Moi j’ai un B.A., mais j’ai pas réussi aussi bien que toi.

Pour trouver à me loger, j’avais cogné aux portes. Au 2111 Kimberley, une rue en pente, la porte a été ouverte par une vieille Belge veuve qui avait connu la guerre. Madame Bruere louait et sous-louait son appartement. C’était commun. Elle m’a proposé son sous-sol. À pied, j’étais pas loin de l’École des beaux-arts. 

Ma logeuse prisait le snuff Copenhagen. Pour chauffer l’hiver, son truc c’était de ramasser des arbres de Noël jetés à la poubelle, de les débiter en petits fagots pour alimenter sa fournaise. J’ai été chanceux de rencontrer une autre Maman : elle gardait ma chambre pendant l’été, quand je retournais dans le Whiteshell. Il fallait que j’y sois de la mi-avril à la mi-octobre.

Photo prise dans la cuisine de la maison parentale.
Photo prise dans la cuisine de la maison parentale. De gauche à droite : Léona Bérard (Maman de Réal) avec sa soeur Jeanne et son mari américain Gilbert Irvin. Le clair de lune du tableau rayonne depuis le mur sud. (photo : Gracieuseté Réal Bérard)

Aux beaux-arts, les cours des trois premières années étaient organisés pour permettre aux étudiants de faire leur chemin : graphisme, art plastique, publicité, lettrage avec le bon Monsieur Chicoine. Le programme était conçu pour progresser vers la sculpture et la peinture. Pour les notes, la règle était claire : On cherche la perfection, mais elle n’est pas de ce monde. La perfection était fixée à 20. Au grand maximum, l’étudiant pouvait obtenir 18.

« Il faut juste accepter que quelque chose bouillonne à l’intérieur. »

Réal Bérard

En première année, on a entre autres pratiqué la ligne, le mouvement, autrement dit les nus. La ligne, elle dépend des poses. Les poses, c’est comme pour l’alphabet, ça va de A à Z, avec des poses de deux minutes, de cinq minutes, des fois d’une demi-heure. J’ai encore des dessins de la première modèle, qui modelait à McGill. Quel personnage, quelle présence. Mais tu l’aurais mis en talons hauts, et tout de suite la manière de voir, la mentalité, aurait changé. 

Jusque-là, ma mère m’avait toujours encouragé d’aller vers le monde des arts. Mais le nu, ça allait trop loin pour elle. Maman était choquée par l’impureté. Le vieux côté catholique, puritain au coton, elle n’a pas pu s’en débarrasser. C’était l’époque du péché. Elle et moi, on vivait dans deux mondes complètement différents. Et je ne veux surtout pas insinuer que l’un est meilleur ou pire. Mais c’est juste qu’un canal séparait les deux mondes.

Parce que comment veux-tu dessiner une coupe avec des fruits si tu mets une serviette par-dessus? Maman, son idée de l’art, c’était celui avec lequel son oncle Olindo Gratton avait bien gagné sa vie. Lui s’était spécialisé dans l’art religieux.

En deuxième année, il m’est arrivé le genre d’affaire que tu ne peux pas oublier. Le prof nous avait dit de faire une tête en glaise. Pour la critique, il faisait appel à Louis Archambault, un bon sculpteur, qui n’enseignait pas et qui était déjà connu au niveau international. Les critiques, t’es pas obligé de les écouter, mais ça porte de toute façon à réfléchir.

Tableau à l’huile conçu par Réal Bérard
Tableau à l’huile conçu par Réal Bérard pour le mur de la cuisine de la maison familiale, peint pour occuper le temps avant de pouvoir entamer ses études à l’École des beaux-arts à Montréal à l’automne 1954.

Devant mon travail, il a dit tout fort : Tu t’aimes Bérard, hein? Ça m’a fait l’effet d’une claque. Plus tard, j’ai pensé que peut-être la tête me ressemblait. En tout cas, ça m’a poussé à penser. Il faut se méfier du maudit ego. Archambault m’avait donné une sacrée bonne claque sur la gueule. Je le remercie encore. 

Parce que c’est tellement important de se débarrasser de son ego. Parce que pour espérer rentrer une âme dans une oeuvre, il ne faut pas se prendre pour des petits dieux, il faut avoir pris des bons coups de pieds dans l’ego. 

Comment l’âme rentre dans une oeuvre, comment ça arrive, je n’en ai aucune idée. Tu l’as ou tu l’as pas. Devant un tableau de Vincent Van Gogh, tu vas attraper le frisson. Et pas juste à cause de ses coups de pinceau et de son choix de couleurs. Il faut que d’autres choses viennent de quelque part. Mais sûrement pas de l’ego. Tout probable du subconscient. Artiste, – et je n’aime pas utiliser des grands mots -, c’est un état d’âme. Autrement tu ne peux pas expliquer un Boris Pasternak.

De toutes les façons, on n’est pas obligé de savoir d’où provient la passion. Il faut juste accepter que quelque chose bouillonne à l’intérieur. Un sculpteur peut avoir une technique formidable. Mais rester à zéro au niveau du message. Vraiment, je dois me répéter, je ne sais pas comment ça fonctionne. Je sais juste que la dernière chose à faire, c’est d’essayer d’infuser une âme. J’insiste : Tu l’as ou tu l’as pas, parce que c’est impossible de forcer une âme.

En troisième année, j’ai gardé des souvenirs bien vivaces du cours d’anatomie. Le prof était un détective qui avait été formé pour étudier les accidents. Le mercredi on allait sur la rue Notre Dame, à la morgue, dessiner des muscles de cadavres non réclamés. La place est devenue un restaurant. L’extérieur a été gardé et l’intérieur reconstruit. 

Parle, parle, jase, jase avec le prof. Une bonne fois on a trouvé une connexion. Son épouse était une Jutras de Letellier. René Jutras était son beau-frère. Dans ces années-là, Jutras était député fédéral du comté de Provencher. Ça change rien à rien, mais un petit clin d’oeil canayen, ça fait toujours plaisir.

Je n’ai pas pu faire la quatrième année à l’École des beaux-arts de Montréal. Pendant toutes mes années d’études, je n’ai jamais fait une demande de bourse. J’avais la bonne chance d’avoir mon emploi d’été garanti au Service forestier. Mais j’avais besoin de la compréhension de l’École, parce que mon emploi de rêve exigeait que je manque le tout début des cours et que je parte un peu avant la fin des cours. Je me disais que de toute façon, on était plus à quelques jours près, puisque l’École respectait toutes les fêtes religieuses. Ça coupe du temps de bondieuser.

Dans mes premières années, le directeur était un Monsieur Charlebois, un ancien militaire, qui a toujours fait des marchés. Lui il fonctionnait selon l’esprit de corps, le principe cher aux militaires. Il me disait qu’il fallait que je dessine autant que possible dans les semaines où je ne pouvais pas suivre les cours. Il n’aurait pas eu besoin de me le dire. Notre entente a duré trois ans. Ensuite il est parti pour Ottawa. Il a été remplacé par un Monsieur Plante, qui voyait ma situation autrement.

J’ai appris la décision du nouveau directeur début octobre 1957. J’étais encore dans le bois à Rennie. Souvent mes parents venaient faire un tour en automobile, un Chevrolet. Les Bérard, c’était John Deere dans les champs et Chevrolet pour le reste. Ils m’avaient apporté la lettre reçue de l’École des beaux-arts. 

Je me demande encore pourquoi mes parents ont ouvert la lettre. Ça n’avait rien à faire avec eux autres. Je ne leur avais jamais demandé une cenne. Je me disais : Si je dois crever de faim dans une ruelle, au moins je vais crever de faim heureux. Il y a une limite, quand même!

Mon père m’a dit : Je te l’avais dit, tu perds ton temps. Il voyait le petit têtu au bout de sa ligne. J’ai pleuré. C’était une mauvaise nouvelle. Mais j’avais pris la bonne l’habitude de l’entêtement pour les bonnes raisons. 

On a grandi en cachant nos livres de français quand l’inspecteur anglais venait faire sa visite surprise. J’ai fini par absorber les avantages de la Résistance. Et puis j’avais toujours cette impression qu’un cheminement se faisait, que les choses arrivaient, éclairées par une bonne étoile.

Quelque chose m’a fait cheminer dans une autre direction. Au point où le moment est venu où j’ai pensé que c’était peut-être une bonne idée de la part de Monsieur Plante de m’avoir sacré dehors. Parce qu’à l’École des beaux-arts de l’Université du Manitoba, j’ai découvert la gravure. Je n’ai pas eu besoin de faire ma chance, je l’ai eue, tout simplement. 

L’école était située au centre-ville de Winnipeg, là où se trouve maintenant le nouveau Palais de justice. Le programme d’études s’étalait sur quatre ans. Pour mes trois années montréalaises, on a décidé de me faire crédit d’une année d’études. La proportion des étudiants était moitié femmes, moitié hommes. Une des étudiantes était Thérèse Aubin, la soeur de l’abbé Léonce Aubin. Avec le bon diplôme, tu pouvais rentrer dans l’enseignement.

J’ai trouvé facilement à me loger dans une maison de pension, où il y avait moyen de se faire des petites soupes dans la petite chambre, de prendre un chien chaud avec un bout de pain. Une plaque chauffante électrique, c’est toujours très pratique. Je suis resté deux ans sur la Spence, un an sur la Balmoral. J’habitais pas loin de l’école. C’était toute la beauté d’avoir l’école au centre-ville. Tu pouvais marcher, t’avais pas d’autobus à payer pour te rendre à l’autre bout du monde. 

Dans le temps de Noël, quand le Bureau de poste était débordé, comme étudiant c’était assez facile d’obtenir un emploi. La règle était : premier arrivé, premier servi. Un emploi à durée limitée, de quatre heures du matin à midi à apporter des tas de lettres dans des chariots à ceux en charge du tri. Ça se passait dans l’actuel quartier général de la police de Winnipeg, ça payait un dollar de l’heure et ça te permettait de mettre des bouts de saucisses dans la soupe.

Richard William, le directeur de l’école, un Américain, enseignait la gravure. La gravure m’ouvrait en grand les portes d’un autre monde. Richard William a été un prof formidable. Il connaissait vraiment son métier, le printmaking.

J’ai encore des plaques de cuivre et de zinc gravées. Pour économiser, on se pratiquait avec des vieilles cannes de conserve. On les coupait, on grattait le vernis, ensuite on les trempait dans l’acide, on les encrait et on les pressait. On essayait. On avait des pensées pour Gustave Doré. C’était un bon commencement. L’idée, c’était d’apprendre comment faire. Évidemment, travailler avec des plaques de cuivre, c’est plus facile.

Le linoleum est aussi une matière intéressante à creuser. Vive la graine de lin! Pour les bois, ça devient une affaire de personnalité. J’ai évité les têtus à gros grain. C’est toute la beauté du cèdre, qui est plus un bois mou. Le cèdre t’évite les chicanailleries, les vilains conflits avec les grains. Pour faire affaire avec les résineux, c’est juste quand tu es mal pris et qu’il te prend une envie fiévreuse de graver. Mais c’est vraiment si t’as rien d’autre sous la main.

Quand est venu le temps de faire une thèse, j’en ai commencé une en graphisme avec Bob Bruce, un bon prof, mais aussi un vieux capricieux, un brin rigide. Ça fait que cette piste ne m’a pas satisfait. Assez vite, j’ai décidé de faire ma thèse en dessin illustratif sous la direction de Nik Bjelajac, un fameux professeur. Il savait frapper le clou drette sur la caboche.

Galette et chaudière à thé, linogravure de 1973.
Galette et chaudière à thé, linogravure de 1973.

Nik disait que le secret, c’était de faire beaucoup d’ouvrage, de ne pas essayer de vendre cher, de ne pas courir après l’argent. Et que s’il faut donner, alors qu’on donne. Parce que l’idée doit être de faire, de produire, de pondre. Cette manière de se comporter m’allait bien. J’ai toujours eu un côté vieille poule pondeuse. Une fois que l’oeuf est pondu, il ne m’intéresse plus vraiment. C’est l’envie de pondre le prochain qui compte.

Et des fois, avant que vienne le prochain oeuf, il faut traverser des entre-temps. Il faut avoir la patience d’attendre l’orage qui monte et qui va mettre le feu. Le meilleur temps, c’est quand il y a un orage…

Parmi les travaux que Nik nous donnait, il fallait lire des articles et ensuite les illustrer. Une fois fait, un comité de trois examinait les illustrations. Je n’ai pas eu le diplôme du premier coup. J’avais coulé un sujet : l’histoire de l’art. Pour moi, la philosophie de l’art, c’est un autre monde. C’était un sujet nécessaire si tu voulais devenir prof. 

Moi je voulais toucher à tout pour être en mesure de faire mon choix. C’est ma grande faiblesse. Mon côté 40 métiers, 50 misères, Jack of all trades, master of none, court par-ci, court par-là. Après un bout de temps, ça peut devenir frustrant. Parce que des fois, plus on cherche et moins on trouve. 

« Parce que l’idée doit être de faire, de produire, de pondre. »

Réal Bérard

Mais on est fait comme on est fait. On ne peut pas changer juste pour faire plaisir à quelqu’un. Et puis on ne se voit pas quand même. Ça prend un autre pour te voir comme tu es. En tout cas, je sais que j’ai eu le privilège de ne pas naître artiste.

Avant le résultat de tous les examens, j’étais déjà parti à Mexico pour étudier la peinture murale et la fresque avec José Gutiérrez à l’Instituto Politécnico Nacional. J’ai suivi une recommandation convaincante de Nik Bjelajac, qui le connaissait bien. Sinon, j’aurais été en Italie. Mais il fallait bien reconnaître que le coût de la vie en 1960 était bien moins dispendieux au Mexique. D’ailleurs avoir su le prix que coûtait les choses, j’aurais commencé toutes mes études au Mexique. C’était quasiment rien du tout. 

Nopiming, linogravure de 1976.
Nopiming, linogravure de 1976.

En plus, José Gutiérrez n’était pas n’importe qui. Il avait gagné ses épaulettes dans la fresque et il était aussi l’inventeur de la peinture acrylique. Pour régler l’histoire de l’examen que j’avais failli, Richard William voulait que j’aille à Corpus Christi au Texas pour le réécrire. Mais grâce à la réputation du Maestro, qui avait donné des conférences sur l’art de la fresque dans une dizaine d’universités canadiennes, j’ai pu repasser mon examen avec lui.

Gutiérrez m’a accordé sa bénédiction sans lire ce que j’avais écrit et il m’a donné 96% pour faire sérieux. Sinon, on aurait pu soupçonner que j’avais triché. De toute façon, il trouvait ces examens sans importance. Pour lui, tu l’as ou tu l’as pas. Tu arrives à donner une âme à ton travail ou pas. Punto.

Passer de Saint-Pierre-Sud à Rennie dans le Bouclier canadien, c’était passer d’un pays de chênes, d’ormes et de trembles à un pays de conifères, de cyprès, d’épinettes noires et d’épinettes blanches. À Mexico, je suis carrément arrivé dans un autre monde. J’habitais rue du 25 février, calle veinticinco de Febrero, au numéro cinco-alto. Ma chambre me coûtait 33$ par mois, pension comprise.

Pour mes besoins élémentaires, comme aller à la salle de bains, j’allais à l’hôtel Del Prado. Ça me coûtait un demi-peso. Des étudiants travaillaient là, tard le soir pour faire du nettoyage après des banquets. J’allais leur donner un coup de main. Il traînait toujours des restants de pâtisseries et des fonds de bouteilles. Ça nous permettait de nous graisser l’estomac.

Du côté des études, il faut bien reconnaître que j’arrivais vers la fin d’une époque. L’art de la fresque tirait à sa fin. C’est qu’il ne faut pas confondre la peinture murale avec la fresque.

La fresque, c’est une murale sur de la pierre, sur un mur solide. C’est une technique faite pour durer sur des murs à l’intérieur. Il faut d’abord dessiner la composition. Et le dessin doit être tout de suite de la bonne grandeur. 

Après on passe aux mélanges de ciment. Il faut trois épaisseurs de ciment. Le ciment, il colle, tu l’arroses, tu l’écoutes, ensuite tu coupes les lignes que tu vas reprendre. Je ne cherche pas à entrer dans les détails, je veux juste transmettre l’idée que la fresque, c’est tout un travail. Qu’il faut suivre un processus très précis. 

Au Mexique, les immenses fresques sont la plupart du temps composées pour expliquer, pour faire passer un message. Quand j’étais à Mexico, le grand artiste reconnu, c’était David Alfaro Siqueiros. Il touchait à tout : peinture, murale. Lui m’a fasciné par la force pas possible qu’il pouvait mettre dans ses oeuvres. Il inventait de nouvelles perspectives. C’était un obsédé du message et il avait du génie. À part de ça, politiquement, c’était un stalinien pur et dur, un malade du parti communiste qui était accusé d’avoir assassiné Trotsky. 

Siqueiros était en prison à tout bout de champ. Gutiérrez soupçonnait que le gouvernement mexicain était payé par les gringos pour le garder derrière les barreaux. Les fins de semaine, José allait lui rendre visite. On savait que quand Siqueiros sortirait, il voulait mettre à exécution un projet de grosse murale. Il avait besoin d’apprentis. J’aurais pu travailler avec lui. 

Cependant, une demoiselle Eva Navarrete était entrée dans ma vie depuis le mois de mai 1961. J’ai été obligé de faire un choix. Eva a remporté au-dessus de Siqueiros.

En 1963, je suis retourné au Mexique suivre des études pour être photographe de presse. La photo, c’est encore tout un autre monde. Le cours était suivi par la crème des photographes du Mexique. La beauté, c’est qu’il en était venu de toutes les régions du pays. 

Alors il y a eu moyen de piquer de bonnes jasettes, d’entendre beaucoup de suggestions des experts, d’échanger des idées. La créativité était souvent dans l’air. Photographe, peintres, sculpteurs, illustrateurs, on est tous parents ensemble. On a tous le vice de la composition.

Après ces cours-là, Eva et moi sommes retournés au Manitoba, à temps pour qu’elle puisse mettre au monde notre première fille, Yvette, en décembre 1963.

SONNEZ LES MATINES, DE FÉLIX LECLERC, AU CERCLE MOLIÈRE. Voilà 45 ans, le Cercle Molière ouvrait sa 53e saison à la salle Pauline-Boutal du CCFM (du 24 novembre au 2 décembre 1978) avec une comédie écrite par Félix Leclerc en 1956. C’est la seule fois que Réal Bérard a conçu le décor et les costumes pour une pièce du Cercle Molière. (En vedette : Germain Massicotte dans le rôle du vicaire, Gilbert Rosset dans celui du curé et Marcel Gauthier en Monseigneur.) La figure de Félix Leclerc lui était déjà très familière. « Félix, c’était un enfant du pays. Chez lui, c’était pas compliqué. Sa poésie parlait d’affaires qu’on pouvait comprendre. C’était le poète des paysans. Il était venu à Saint-Pierre pour donner un concert. Par un drôle de soir, un peu tempêteux. (1) « Un soir à neige un peu comme sur l’illustration du décor de la pièce. Les spectateurs voyaient sur la scène une rue d’un village canayen. Le décor se soulevait, et d’un coup on rentrait chez Monsieur le curé. À l’entracte, ce n’était pas le rideau qui tombait, c’était la façade qui se remettait en place. »

Dans ma vie jusqu’à ce moment charnière-là, je n’avais vraiment eu qu’un employeur, le Service forestier du ministère des Ressources naturelles du Manitoba. La bonne chance d’avoir toujours pu compter sur cet emploi d’été pendant mes années aux études s’est transformée en chance permanente. Dans le monde gouvernemental à cette époque-là, la plupart des ministères avaient leur artiste. 

Grâce à l’appui de mon patron Walter Danyluk, j’ai eu le privilège de vivre des aventures vraiment extraordinaires dans la Sauvagerie, au rythme des saisons et des rencontres des habitants des grands bois : les Autochtones, les trappeurs, les prospecteurs, les pilotes de brousse et des aventuriers de toutes les sortes.

Dans mon emploi, j’ai tout spécialement appris l’importance du feu. Il faut avoir vécu dans la grande solitude pour mesurer la valeur du feu. Ressentir quand déjà une petite chandelle, c’est de la compagnie. Une ampoule électrique, c’est souvent vraiment pratique, mais il n’y a pas de vie dedans. En présence d’un feu, c’est comme se retrouver devant une oeuvre d’art qui te fait frissonner. Tu n’es pas obligé de l’expliquer, juste de le ressentir.

Peut-être qu’il y a des scientifiques qui peuvent te patenter une explication savante du phénomène. Mais en tout cas Ti-cul public, il n’est pas obligé de se baudrer avec tout ça. Vibrer à la petite flamme, à un feu sous un immense ciel étoilé, c’est tout ce qui compte. Ça et la force des anges. 

Des fois en canot, poussé par le besoin de découvrir, mais pris au fond de la Sauvagerie, tassé dans un coin, ça arrive que la seule carte qui te reste dans ton jeu, c’est de crier aux anges. Pour moi ça a toujours marché. Les anges gardiens ont répondu, ont envoyé des signes, nous ont sortis du trou et plongé encore plus profond dans le Mystère.

Un mystère, c’est pas comprenable. Et c’est pas important que je comprenne. Mais au moins j’ai accepté que une fois qu’on est convaincu de quelque chose, il n’y a plus personne pour nous arrêter. Personne ne peut t’empêcher, sauf si t’es prisonnier. 

Dans la vie, on doit tous chercher pour nos chemins, nos sentiers, nos pistes. C’est sûr que des fois, il faut trouver la force de continuer à cheminer malgré tout pour repérer de nouvelles portes de sortie. 

Des fois encore il faut saluer le courage de ceux et de celles qui ont osé rebrousser chemin. 

Dans les deux cas, il faut garder en tête que pour avancer, il faut douter. Alors à chacun de vivre le doute, jusqu’au bout de sa route, d’accepter qu’on ne peut jamais être sûr de rien. C’est le prix qu’il faut être prêt à payer.

L’essentiel, c’est de toujours continuer à se poser des questions. 

Et si on n’a pas de réponse, de ne pas perdre de vue qu’au moins on aura eu le plaisir de fouiller, de prospecter. J’ai connu un vieux prospecteur qui n’a jamais trouvé de filon. Le vieux Monsieur Olson, qui était né en Suède, a su se contenter du simple bonheur de chercher. 

Au bout du compte, mon angle de voir les choses, c’est : Fais du mieux que tu peux avec toi-même.

(1) Voir La Liberté et Le Patriote du 11 novembre 1965 sous le titre : Le public franco-manitobain vibre avec le barde du Québec.