Sous un nom ou un autre, Winnipeg a été peuplée d’hommes et de femmes depuis au moins 1285. Des peuples d’origines multiples, avec des destins tout aussi variés. Les historiens Sharon Wall et Dale Barbour ont identifié les principaux points tournants de son histoire, ceux qui ont influencé la ville que Winnipeg est devenue aujourd’hui.
1285 : Winnipeg avant Winnipeg
En 2024, Winnipeg célèbrera ses 150 ans. En effet, c’est en 1874, le 19 janvier, que s’est réuni son tout premier conseil municipal après son incorporation comme ville deux mois plus tôt.
Mais Sharon Wall, professeure d’histoire à l’Université de Winnipeg, tient à rappeler que l’histoire ne commence pas il y a 150 ans. « La ville de Winnipeg ne s’est pas développée sur rien. Des gens vivaient déjà là et utilisaient cet espace. »
Des fouilles archéologiques proches de La Fourche ont démontré une présence autoch- tone remontant à l’an 1285. Niigaan Sinclair, professeur en études autochtones à l’Université du Manitoba et Anishinaabe, confirme qu’environ 4 000 personnes des Premières Nations vivaient là toute l’année, et 14 000 l’été.
« Dans les années 1780, les premiers colons sont arrivés, poursuit-il. D’abord les Français, puis les Britanniques. À partir de 1785, on trouvait des colonies non- autochtones au centre-ville de Winnipeg. »
Il précise qu’une épidémie massive de variole en 1785 avait décimé la population autochtone. À Winnipeg, 90 % de la population avait péri. Ceci a ouvert de l’espace pour l’établissement de colonies européennes.
« L’histoire de notre ville est une histoire de colonisation, une histoire de territoires volés », affirme Sharon Wall. Elle illustre ses propos : « En août 1871, le gouvernement du Canada signait avec les peuples des Premières Nations du sud du Manitoba le Traité numéro 1, ce qui lançait le système des réserves indiennes. Et dès 1885, les Premières Nations n’avaient plus le droit de quitter leurs réserves.
« Pendant qu’ils étaient enfermés dans les réserves, les terres fertiles qui leur appartenaient ont été données gratuitement aux immigrants, notamment aux Mennonites, pour qu’ils puissent y bâtir une vie prospère d’agriculteurs. C’était un système très injuste. »
De même, pendant le Règne de la Terreur en 1869-1870, « les soldats de l’expédition de Wolseley battaient les Métis dans les rues de Winnipeg jusqu’à ce qu’ils s’enfuient et abandonnent leurs terres », ajoute-t-elle.
« [La grève générale de 1919] a fait réaliser à la classe ouvrière qu’elle aussi pouvait avoir du pouvoir. Pendant six semaines, les travailleurs avaient le contrôle de la ville. Par la suite, on a vu beaucoup plus de politiques travaillistes. Mais ça a aussi rendu la société winnipégoise plus divisée que jamais. »
Sharon Wall
1873 : L’incorporation
Dès la fin des années 1860, l’objectif des “pères fondateurs” de Winnipeg, pour la plupart des riches Britanniques venus de l’Ontario, était donc de « libérer le territoire des peuples autochtones pour en faire une nouvelle ville à l’image de l’Ontario », résume l’historienne.
Sharon Wall souligne par ailleurs que Winnipeg n’aurait jamais dû être incorporée en ville le 8 novembre 1873. « En 1873, Winnipeg ne comptait que 1 600 habitants environ. Elle était très loin d’une ville en termes de population! Elle aurait normalement dû être incorporée d’abord en village, puis petite ville, et enfin grande ville ou cité.
« Mais ceux qui voulaient l’incorporation étaient per- suasifs. C’est le pouvoir de l’élite privilégiée. Leurs arguments étaient notamment qu’être une ville permettrait de stimuler la fierté locale, et que ce serait mieux pour attirer du monde vers l’Ouest. Enfin, ceci donnait à Winnipeg un droit d’autodétermination et d’emprunt jusqu’à 20 % de la valeur évaluée de ses terres pour financer ses travaux publics. »
Si l’élite avait usé de son pouvoir pour créer Winnipeg, l’incorporation n’a pas marqué la fin des pratiques antidémocratiques. L’historienne reprend : « La “démocratie” à Winnipeg était basée sur la propriété. Donc les hommes qui possédaient plusieurs propriétés pouvaient voter partout où ils avaient des propriétés, alors que ceux qui n’en avaient pas, comme les ouvriers, ne pouvaient pas du tout voter. » Cette pratique n’était cependant pas propre à Winnipeg.
1883 : Le chemin de fer
Un autre moment clé a été l’arrivée du Chemin de fer Canadien Pacifique à Winnipeg en 1883. « À l’origine, le train ne devait pas passer par Winnipeg mais par Selkirk, car Winnipeg était une terre inondable, raconte Sharon Wall. Mais l’élite de Winnipeg a réussi à convaincre la compagnie en lui offrant 200 000 $ en liquide, du terrain pour ses gares, une exemption de taxes pour toujours (ceci n’a été révoqué qu’en 1989), et en lui construisant un pont de 300 000 $, le pont Louise. »
Pour l’historienne, cet épisode de l’histoire est le point de départ de la priorisation des intérêts commerciaux sur les intérêts humains à Winnipeg.
« Certes, l’impact économique a été immense. Le chemin de fer a fourni des emplois, des profits pour les entreprises locales, amené des immigrants à Winnipeg, mais ça a eu aussi un grand impact physique sur la ville et ses habitants. Un impact négatif. Encore aujourd’hui, où qu’on aille dans Winnipeg, il y a un train. Les rails ont divisé la ville, sans compter l’impact sur le trafic. »
L’un des quartiers les plus durement touchés a été le North End. « Pour accéder au North End, il fallait traverser dix rails! C’était bruyant, poussiéreux et dangereux, donc ça a beaucoup isolé le North End. C’est d’ailleurs là-bas qu’on envoyait les étrangers, et plus tard les Autochtones, pour les garder séparés. Depuis les années 1970, les résidents du quartier demandent à ce que les rails soient déplacés, mais rien n’a été fait. »
1919 : La grève générale
Les six semaines de grève générale à Winnipeg, du 15 mai au 25 juin 1919, ont créé « un moment de possibilités » qui a « changé pour toujours les rapports de classes », estime la professeure d’histoire.
Avant la grève, la plupart des travailleurs n’avaient pas de droits syndicaux et la richesse n’était pas répartie équitablement. Les travailleurs recevaient des salaires très bas pour des journées et semaines de travail très longues. De plus, ils étaient maltraités. »
Quelques travailleurs, notamment dans les métiers de la construction et de la métallurgie, se sont syndiqués pendant la Première Guerre mondiale. Ce sont eux qui ont lancé la grève en mai 1919, soutenus par le Winnipeg Trades and Labour Council. « Et pendant six semaines, dans un élan incroyable de solidarité, 30 000 travailleurs ont quitté leur poste pour faire la grève, souligne Sharon Wall. La moitié au moins n’était pas syndiquée. »
Dans l’autre camp, celui des propriétaires, le Comité des 1000 citoyens est vite constitué. « Les membres de ce comité essayaient d’user de leur pouvoir et de leur influence en cachette pour pousser les autorités à arrêter les grévistes, raconte Sharon Wall. Finalement, ils ont brisé la grève en s’organisant pour avoir des travailleurs de remplacement. Il y a aussi eu beaucoup d’actes de violence. »
Elle précise que la grève générale de Winnipeg n’était pas un évènement isolé. « Dans les deux années qui l’ont précédée, il y a eu environ 300 grèves à travers le Canada, y compris une grève des fonctionnaires à Winnipeg en 1918. »
Si la grève a finalement été cassée par le camp opposé, ses effets ont perduré.
« Cet évènement a fait réaliser à la classe ouvrière qu’elle aussi pouvait avoir du pouvoir. Pendant six semaines, les travailleurs avaient le contrôle de la ville. Par la suite, on a vu beaucoup plus de politiques travaillistes. Mais ça a aussi rendu la société winnipégoise plus divisée que jamais. »
1950 : L’inondation du siècle
Entre avril et juin 1950, Winnipeg a connu sa plus grande inondation depuis qu’elle avait été incorporée en ville. Pour une ville qui s’étaient bâtie autour de ses deux rivières, c’était un évènement marquant qui a entraîné des altérations physiques à la ville.
« Ça a précipité la construction du canal de dérivation, qui a par la suite été élargi, en 1997, après une autre inondation du siècle », raconte Sharon Wall.
La nécessité d’une telle structure n’était toutefois pas une évidence au départ, comme l’explique l’historienne.
« C’étaient les plus grands travaux publics jamais réalisés au Manitoba, d’un coût de 63 millions $, ce qui était énorme à l’époque. Il y a donc eu beaucoup de débats pour décider si ça valait la peine, ou si c’était plus rentable de ne rien faire et de prendre le risque d’une autre inondation. »
Une Commission royale d’enquête sur le rapport coût- bénéfice des inondations a même eu lieu. Elle a rendu ses conclusions en décembre 1958, recommandant la construction d’un canal de dérivation. Le canal de dérivation a finalement été construit puis ouvert en 1969, poussé par le Premier ministre du Manitoba Duff Roblin.
« Même pendant la construction, les gens continuaient de se moquer de ce projet, poursuit Sharon Wall. Ils surnommaient le canal Duff’s ditch, le fossé de Duff. Pourtant, ce canal de dérivation nous a épargné au moins 40 milliards de $ depuis sa construction. »
Au-delà du changement physique, c’était aussi un moment tournant dans l’histoire du contrôle de la nature par l’Homme et la science. « Les gens ont compris qu’ils pouvaient contrôler l’eau, la nature, la rediriger où ils voulaient. »
1953 : L’avènement de la voiture
La disparition des trams de ville dans les années 1950 et la suppression des rails de tram pour laisser plus de place aux voitures a entraîné un autre changement physique de Winnipeg.
« Avec des voies en plus sur les routes et le fait que les voitures étaient peu chères à l’époque, de plus en plus de personnes en ont acheté. Les rues sont devenues très congestionnées, comme partout ailleurs au Canada, indique la professeure d’histoire.
« La ville s’est de plus en plus étendue à partir de ce moment-là car on estimait que les gens pourraient voyager en voiture jusqu’à leur destination. En s’étalant ainsi, Winnipeg a perdu sa densité, ce qui pose aujourd’hui problème car il n’y a pas assez de monde pour financer un bon réseau de transports en commun, par exemple. »
Années 1950-1960 : Les Premières Nations reviennent
À cette époque, un changement à la Loi sur les Indiens permettait de nouveau aux Premières Nations de quitter leurs réserves librement. De nombreuses personnes des Premières Nations sont donc arrivées à Winnipeg.
« Ils sont revenus car ils voyaient des opportunités en ville d’éducation, de travail, explique Sharon Wall. En outre, la plupart d’entre eux revenaient des écoles résidentielles donc ils avaient perdu la connexion avec leur culture. Ils ne se sentaient plus chez eux dans les réserves. »
Mais le retour à Winnipeg n’a pas été facile pour tous. « Il y avait beaucoup de racisme de la part des Winnipégois, déplore la professeure. Les gens ne voulaient pas embaucher des Autochtones. Beaucoup d’entre eux ont connu la pauvreté. »
En 2015, selon un recensement effectué dans les rues par l’organisme End Homelessness Winnipeg, près de 78 % des sans-abri de Winnipeg étaient des hommes autochtones.
Sharon Wall précise que la ville de Winnipeg a le plus haut pourcentage de personnes autochtones de toutes les grandes villes canadiennes, soit 12,35 % de la population en 2021.
« La résistance se situait cependant surtout au niveau des maires des anciennes villes. La population générale, pour la plupart, voyait déjà Winnipeg et ses Municipalités voisines comme un tout donc elle était plutôt favorable à l’amalgamation. »
Dale Barbour
1971 : Unicité
La fusion de la Ville de Winnipeg avec ses 11 Municipalités voisines, pour créer une grande Winnipeg, ou Unicité, s’est faite en plusieurs étapes, à commencer par une inversion de la balance de population. Dale Barbour, historien et chargé de cours aux Universités du Manitoba et de Winnipeg, explique :
« Au début du 20e siècle, Winnipeg était la troisième plus grande ville du Canada, et 80 % de la population du Grand Winnipeg y vivait. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la population dans Winnipeg a stagné alors que celle dans les Municipalitésenvironnantesa connu une forte croissance due au fait qu’il y avait là de l’espace pour construire de nouvelles maisons, contrairement au cœur de Winnipeg. En outre, avec la voiture, c’était désormais plus facile de s’installer en marge de la grande ville. »
Ainsi, entre 1941 et 1971, Winnipeg gagne environ 24 000 âmes tandis que les municipalités environnantes en gagnent quelque 230 000. Au début des années 1970, le rapport de population entre Winnipeg et les municipalités alentour est de 50-50.
« Cette nouvelle dynamique précipite l’idée de fusion des Municipalités », poursuit Dale Barbour. Dès 1960, une première étape est réalisée avec l’incorporation de la Corporation métropolitaine du Grand Winnipeg, ou Métro, par le Premier ministre du Manitoba Duff Roblin.
« Chaque Municipalité restait indépendante, avec son maire, mais certaines responsabilités partagées relevaient alors de Métro, explique Dale Barbour. Métro était comme un niveau supplémentaire de gouvernement qui gardait une vue générale sur les choses. Duff Roblin ne voulait pas fusionner les Municipalités tout de suite pour leur laisser leur unicité, mais aussi pour éviter de créer une entité qui ferait concurrence à la Province. »
Il précise que les Municipalités travaillaient déjà ensemble avant Métro sur certains services, comme l’eau, le transport et les égouts.
Mais Métro connaît des défis. « Winnipeg et les Municipalités ne s’entendaient pas sur ce qui devait relever de Métro, donc rien ne se faisait, raconte l’historien. De plus, les membres élus pour représenter Métro ne représentaient pas équitablement toutes les Municipalités. »
Après l’élection d’Edward Schreyer comme Premier ministre du Manitoba en 1969, qui passait la Province de conservatrice à néo-démocrate, ce dernier et le maire de Winnipeg, Stephen Juba, ont commencé à pousser vers l’amalgamation.
Ils atteignent leur objectif en 1971 avec le vote de la Loi de 1971 sur la ville de Winnipeg, qui incorpore en une seule ville, dite Unicité, Winnipeg, 11 Municipalités environnantes et Métro. Le premier conseil est élu en janvier 1972.
« Il y a eu beaucoup de résistance, indique Dale Barbour. Par exemple, Saint- Boniface ne voulait pas perdre son identité francophone. Beaucoup ne voulaient pas non plus perdre leur capacité de collecter des taxes pour pouvoir s’améliorer.
« La résistance se situait cependant surtout au niveau des maires des anciennes villes. La population générale, pour la plupart, voyait déjà Winnipeg et ses Municipalités voisines comme un tout donc elle était plutôt favorable à l’amalgamation. »
Le conseil municipal d’Unicité était d’abord composé de 50 conseillers, chaque ancienne Municipalité continuant d’élire ses repré- sentants comme avant. Ce nombre a été réduit à 29 en 1977, puis à 15 en 1992 pour faciliter la prise de décision.
Depuis, une seule ancienne Municipalité a repris son indépendance, Headingley, en 1993.
« Unicité a résolu les problèmes de Métro, conclut Dale Barbour. C’était la suite logique des choses, la reconnaissance de ce qui se passait déjà. Par contre, elle a dépouillé le centre-ville de Winnipeg de son pouvoir. Aujourd’hui, la majorité des conseillers élus viennent de la banlieue. Ce sont donc des gens de l’extérieur qui s’occupent de gérer les problèmes du centre-ville, pas des gens du centre-ville. »