La place spéciale de cet endroit dans l’histoire winnipégoise et dans le coeur de ses résidents est aujourd’hui la source de motivation de The Forks North Portage Partnership, l’organisme en charge de revitaliser La Fourche depuis les années 1990.

En vous promenant sur le site de la Fourche, vous trouverez peut-être une plaque de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada où il est écrit : « […] ce lieu fut témoin de presque tous les évènements clefs de l’histoire de l’Ouest canadien. Les Amérindiens s’y réunissaient déjà […] Il a été un centre de commerce et d’exploitation, le foyer du premier établissement européen permanent de l’Ouest, le berceau du Manitoba, le coeur de Winnipeg, le pivot du transport routier et ferroviaire et la porte d’entrée de la colonisation des Prairies. »

Niigaan Sinclair.
Niigaan Sinclair. (photo : Ophélie Doireau)

Rassemblements majeurs

L’importance de La Fourche pour la population de Winnipeg remonte en effet loin dans le temps. Niigaan Sinclair, professeur en études autochtones à l’Université du Manitoba et lui-même Anishinaabe, raconte qu’on a retrouvé dans la région des informations archéologiques datant de 1285. 

« À ce temps, il y avait 4 000 personnes en permanence dans la région de La Fourche– qui était appelée Nestawaya, ce qui veut dire Trois points qui se rassemblent–, et 14 000 en été. Les peuples permanents étaient surtout les Cris et les Assiniboines. »

Les fouilles ont notamment révélé la présence d’objets venus d’aussi loin que le golfe du Mexique, la côte britanno-colombienne, ou encore l’Ontario. « Ça montre que des milliers de personnes venaient à La Fourche avec des objets de leurs territoires qu’ils laissaient, perdaient ou échangeaient là, souligne Niigaan Sinclair. Il y avait aussi des rassemblements majeurs qui s’y déroulaient pour signer des traités de paix entre les peuples autochtones. »

Il précise toutefois que ceci ne se passait pas exactement sur le site actuel de La Fourche, mais plutôt de l’autre côté du chemin de fer, près d’Upper Fort Garry. « Là où est aujourd’hui La Fourche, c’était une plaine inondable. »

Le gestionnaire de projets à The Forks North Portage Partnership, Dave Pancoe, renchérit sur l’importance stratégique de La Fourche. « De là, on pouvait voyager en canot vers l’Est, l’Ouest, et le Sud jusqu’au Mexique. C’était vraiment un passage obligé, un point de ralliement. C’est là qu’on trouvait le plus de peuples avec qui échanger. »

Un port puis une gare

Après l’époque de la traite des fourrures, le port de La Fourche avait d’ailleurs été réaménagé avec un pont ouvrant pour pouvoir laisser passer de grands navires. « Ce pont n’a cependant jamais été opéré car au même moment, on ouvrait le canal de Panama. Les bateaux ne passaient donc plus par Winnipeg. »

En revanche, le train s’est installé. La Fourche est devenue, dès 1886, un lieu crucial de l’avènement du transport ferroviaire, avec pas moins de quatre compagnies ferroviaires présentes : la Northern Pacific and Manitoba Railway Company, les Chemins de fer nationaux du Canada, le Chemin de fer Canadien du Nord et le Grand Trunk Pacific Railway. En 1911, la gare Union est construite.

« La Fourche n’était alors plus un lieu de commerce, mais un lieu de transport, précise Dave Pancoe. L’actuel Marché de La Fourche était une étable pour les chevaux. »

Ce n’est qu’en 1987 que La Fourche a été redéveloppée, après plusieurs années comme friche industrielle. « Le Canadien National avait quitté La Fourche pour s’établir à Transcona et le site de La Fourche était devenu un no man’s land, raconte Dave Pancoe. Il y avait une grosse clôture tout autour. Personne ne pouvait y entrer, c’était interdit. »

Finalement, dans les années 1980, les trois niveaux de gouvernement ont travaillé ensemble dans le but de redévelopper La Fourche et d’en faire à nouveau un lieu de rencontre. En 1987, The Forks Renewal Corporation voit le jour. « C’était un projet des gouvernements parce qu’à l’époque, beaucoup de gens ne connaissaient pas l’histoire de La Fourche. Ils n’avaient jamais visité », précise Dave Pancoe.

« C’était vraiment un passage obligé, un point de ralliement. C’est là qu’on trouvait le plus de peuples avec qui échanger. »

Dave Pancoe

Redéveloppement par étapes

« Le redéveloppement s’est fait par phases, ajoute-t-il. L’une des premières a été l’ouverture du Marché de La Fourche. Il y a eu aussi le réaménagement du port, le sentier le long de la rivière, l’hôtel, les autres bâtiments, jusqu’au plus récent : le Musée canadien pour les droits de la personne. La Fourche a donné du terrain pour le construire. »

Et la liste ne s’arrêtera pas là. « On travaille maintenant sur un développement résidentiel du côté des voies ferrées. On a déjà commencé à creuser les canalisations d’eau et d’égouts. Si tout va bien, on aura tout terminé d’ici deux ans. On prévoit aussi construire une garderie. Ce développement résidentiel va vraiment ramener la vie quotidienne à La Fourche, comme avant. »

Dave Pancoe précise que The Forks Renewal Corporation est devenue The Forks North Portage Partnership en 1994, après une fusion avec la North Portage Development Corporation. « On avait de la difficulté à rester ouvert car le site est très grand, tout était gratuit, et on n’avait pas assez de commerces pour le financer. Alors on s’est allié à la Place Portage pour avoir plus de revenus et développer une stratégie commune. »

Sentier d’hiver

Un autre développement dont le gestionnaire de projets est très fier, c’est le Sentier d’hiver avec ses cabanes chauffantes. « Ça a vraiment aidé à redynamiser l’hiver. Depuis qu’on a gagné le record de longueur sur rivière en 2009, les gens sont devenus adeptes! Aujourd’hui, notre nombre de visites en été est comparable à celui en janvier-février. »

Tout au long de son redéveloppement, la stratégie de la corporation pour La Fourche a toujours été de « faire des choses intéressantes pour les Manitobains, pas juste pour les touristes ». Et ça marche. Selon les statistiques de The Forks North Portage Partnership, La Fourche accueille chaque année environ 4 millions de visiteurs, de toutes cultures et tous âges, mais surtout des gens d’ici. « C’est vraiment devenu un endroit de retrouvailles par excellence, un lieu pour les familles », se réjouit Dave Pancoe.

Quant aux commerçants, La Fourche en compte chaque année environ 70 à 75, avec du roulement. « On veut que ça reste un endroit dynamique, qui change assez souvent pour avoir toujours de nouvelles choses à acheter et offrir », confie-t-il.

Un lieu sacré pour les Premières Nations

Il faut enfin souligner qu’en 2018, La Fourche a travaillé avec les communautés autochtones afin de « rendre un peu La Fourche aux Premières Nations », révèle Dave Pancoe. Ainsi, un lieu sacré pour les enseignements et cérémonies autochtones a été aménagé à la pointe sud, en plus du cercle Oodena créé en 1993. Il porte de nom de Niizhoziibean, Deux rivières en ojibwé.

Et si Niigaan Sinclair se réjouit de ce nouvel espace autochtone, un espace qu’il a personnellement contribué à créer, il ne peut s’empêcher de pointer l’acharnement de l’histoire. « Depuis le printemps dernier, le pont qui menait à ce site est condamné. Le site est donc littéralement coupé de La Fourche, et personne ne peut y accéder. C’est symbolique, et ça fait mal qu’on n’ait toujours pas trouvé l’argent pour reconstruire un pont, même temporaire », termine-t-il.