Si l’organisme en est à ses débuts, ses objectifs sont déjà bien fixés.

Originaire de l’Ontario, Irène Deschênes est une survivante d’abus sexuels commis durant son enfance par un prêtre de l’Église catholique. Elle est aujourd’hui à la tête d’un organisme, Outrage Canada, incorporé en avril 2023, qui souhaite que justice soit rendue plus rapidement pour les victimes.

En 1994, Irène Deschênes a déclaré avoir été abusée sexuellement par le père Charles Sylvestre. Il a plaidé coupable d’agressions sexuelles sur 47 petites filles, dont elle, lorsqu’il était prêtre dans le sud-ouest de l’Ontario. Il est mort en prison en 2007.

Irène Deschênes avait d’abord accepté un règlement puisque l’Église avait soutenu ne pas avoir connaissance du comportement du père Charles Sylvestre. Cependant, en fouillant, elle a retrouvé des documents prouvant que l’Église était au courant depuis les années 1960. Après une longue bataille judiciaire, la Cour suprême du Canada a tranché, en 2021, qu’elle pouvait rouvrir son procès au civil et négocier de nouveau un accord. Irène Deschênes réclamait 4,83 millions $. Les détails de cet accord n’ont pas été divulgués.

Ce sont donc plus de 25 ans de lutte de la part d’Irène Deschênes pour obtenir justice. Mais elle n’avait pas l’intention d’en rester-là. « J’étais épuisée. C’était un processus tellement long et cela interférait vraiment avec ma vie quotidienne, mes relations. Quand tout s’est terminé, j’ai juste pensé : D’accord. Mais qu’est-ce qui se passe pour tous les autres survivants? Et voilà comment est né Outrage Canada. »

Droit canonique et droit civil

Outrage Canada est un organisme pancanadien qui s’engage pour la justice pour les victimes, la sécurité pour les enfants et la prévention des abus de l’Église catholique. Pour ce faire, Irène Deschênes pointe deux objectifs sur lesquels l’organisme insiste. « Le premier est le devoir de signalement. Tout le monde dans la société a le devoir de signaler s’il a connaissance d’un enfant qui est en danger ou qui a été maltraité, sauf le clergé. L’Église catholique romaine, qui dit qu’en raison du droit canonique, si elle entend parler d’un enfant maltraité dans le confessionnal, elle n’est pas obligée de le signaler.

« Ils pensent donc que leur droit canonique l’emporte sur le droit civil. Et je soutiens que le droit civil l’emporte sur le droit canonique parce que nous ne sommes pas un État dirigé par l’Église. » Outre Irène Deschênes, plusieurs avocats siègent sur le CA de l’organisme.

Le droit canonique est propre à l’Église catholique

Dans le droit canonique, c’est le canon n°983 §1 qui indique que « le secret sacramentel est inviolable ; c’est pourquoi il est absolument interdit au confesseur de trahir en quoi que ce soit un pénitent, par des paroles ou d’une autre manière, et pour quelque cause que ce soit. » Rappelons que le droit canonique est propre à l’Église catholique. Ainsi si une personne du clergé ne respecte pas cette règle, il encourt l’excommunication comme le suggère le canon n°1386 §1. « Le confesseur qui viole directement le secret sacramentel encourt l’excommunication latæ sententiæ réservée au Siège apostolique ; celui qui le viole d’une manière seulement indirecte sera puni selon la gravité du délit. »

Pour comprendre les interactions entre droit canonique et droit civil, Dre Mariéle Wulf, directrice du Centre de protection des mineurs et des personnes vulnérables au sein de l’Université Saint-Paul donne un éclairage. « Le droit canonique ne peut pas se substituer au droit civil. Il s’agit, en effet, d’un système juridique qui peut être appliqué au sein d’une institution et uniquement au sein de celle-ci. Si un membre du clergé est coupable au sens du droit civil, l’acte est poursuivi au civil.

« L’Église ne dispose pas de juridiction civile ou pénale. C’est pourquoi elle ne peut pas condamner un coupable de la même manière qu’un tribunal civil, car il n’y a pas de prisons ni de police. En cas de comportement pénalement répréhensible, l’Église doit donc recourir à la justice civile. »

Un centre national

Dans cette logique de ne pas divulguer les dires d’une confession, certains prêtres auraient donc pu être au courant de comportements déviants dans l’Église catholique et n’auraient pas agi comme le suggère Irène Deschênes. « Dans mon cas, le père Sylvester a également dit que dans le confessionnal, il se confessait à d’autres prêtres et qu’il était pardonné. Puis il continuait à abuser d’autres enfants. Ensuite, il se rendait au confessionnal et se confessait, puis il continuait à abuser d’autres enfants. C’est ainsi que l’archevêque est au courant de la situation. Il était au courant et il déplaçait le problème d’une communauté à l’autre. Un avocat de notre groupe appelle cela le brassage silencieux. »

Dre Mariéle Wulf rappelle cependant que « l’Église peut démettre quelqu’un de ses fonctions et lui interdire l’accès à ses propres locaux. C’est là que s’arrêtent ses compétences. Le plaignant est donc l’Église elle-même, qui exclut quelqu’un de ses rangs. – Là aussi, une réforme est certainement nécessaire. Pour l’instant, seule l’Église elle-même peut porter plainte contre les auteurs de ces actes. Elle devrait le faire plus clairement et plus fermement. Mais ensuite, l’Église doit également s’en remettre à la justice civile. »

« Pour les victimes, ce n’est pas assez rapide et efficace »

En plus de ce besoin de faire cesser la loi du silence, Irène Deschênes aimerait voir la mise en place d’un centre national indépendant de signalement. « Ce centre national de signalement s’étendrait donc à toutes les institutions, et pas seulement à l’église. Il serait indépendant. Les gens pourraient donc déposer des allégations ou des plaintes auprès de ce centre de signalement et les personnes formées pour mener des enquêtes s’en chargeraient.

« Il s’agirait d’un lieu où seraient rassemblées toutes les informations. Ainsi, si je veux savoir, par exemple, si le père Sylvester a abusé de quelqu’un d’autre avant moi, l’information sera déjà là. Évidemment, rien ne serait publié sans avoir des preuves solides rapportées par les enquêteurs. Là encore, nous ne publierions pas les adresses ou les coordonnées personnelles. Le but n’est pas le lynchage. Mais que les personnes qui cherchent de l’aide en trouvent. »

Dre Mariéle Wulf reconnaît que le travail fait au sein de l’Église catholique prend du temps. « Ce que l’Église essaie de faire, c’est d’être plus claire dans sa démarche et de travailler à la sensibilisation. Pour les victimes, ce n’est pas assez rapide et efficace. Je ne le comprends que trop bien. L’une des difficultés réside dans le fait que l’Église dans son ensemble est cataloguée comme coupable. Cela ne justifie pas la dissimulation au sein de l’Église – mais cela ne justifie pas non plus de jeter la suspicion générale sur une institution dans son ensemble. »

Un organisme qui en est à ses débuts

Incorporé en avril 2023, Outrage Canada est un organisme à but non lucratif. Irène Deschênes qui en est la présidente souligne qu’« il ne faut pas forcément être une victime pour devenir membre. Les personnes qui veulent soutenir cette cause peuvent l’être aussi, il suffit de s’inscrire sur notre site web. En s’inscrivant, ils recevront des infolettres et pourront suivre l’évolution de l’organisme. » À ce jour l’organisme possède une dizaine de membres.

Pour les personnes qui le souhaitent, il est possible de faire la demande auprès d’Outrage Canada pour connaître les affaires d’agressions sexuelles au sein de l’Église dans une région précise

Sur le site web de l’organisme, il est possible de faire des dons. Cependant ces dons ne sont pas déductibles des impôts puisqu’Outrage Canada ne possède pas de numéro de bienfaisance. «  Ce n’est pas quelque chose que nous recherchons pour le moment. Nous nous sommes penchés sur la question et avons décidé de ne pas y donner suite pour l’instant. »

Outrage Canada fonctionne uniquement avec des bénévoles. « Le trésorier est actuellement en train de préparer un rapport financier pour la nouvelle année pour préparer notre budget annuel au printemps conformément à notre année fiscale. »