Par Isabelle Burgun.

« Cette ludification des investissements présente des risques et des bénéfices pour les consommateurs », explique Maya Cachecho, professeur en droit de l’Université de Montréal.

« La technologie a amené de grands changements dans l’écosystème financier – moins de contrats papier, de rencontres en personne », ajoute celle qui était aussi coorganisatrice du colloque « La fintech : à la croisée de la finance, du droit, de la technologie et du marketing », présenté récemment dans le cadre du congrès de l’Acfas.

Dans le domaine de la fintech — finance et technologie — l’intelligence artificielle suscite beaucoup d’engouement. Les nouveaux modèles d’affaires proposent rapidité, facilité et un usage client 24/7. Qu’il s’agisse d’outils d’analyse financière automatisés, de comptes fournisseurs et clients, de générateurs de rapports financiers en temps réel ou de systèmes de paiements en ligne: ce que proposent les systèmes d’intelligence artificielle (SIA) rayonne dans toutes les sphères financières.

La technologie « facilite la gestion des dossiers et améliore la productivité des conseillers. La relation client est subtile et c’est important qu’elle traduise bien ce qu’il désire », relève Marie Élaine Farley, présidente et chef de la direction de la Chambre de la sécurité financière du Québec, organisme d’encadrement des professionnels du secteur de la distribution de produits et services financiers. 

Les conseillers doivent d’ailleurs être transparents et tenir les clients informés des usages de systèmes d’IA. « Avec GPT et l’IA générative, il est souvent impossible de savoir si l’on parle à un humain ou à une machine. Il faut actualiser les règles de fonctionnement, mais pas à l’insu des consommateurs », ajoute-t-elle.

En 2023, le Conseil de l’innovation du Québec a piloté une « réflexion collective » sur le développement et l’utilisation éthique et responsable de l’IA. Un rapport a été ensuite publié, incluant 37 recommandations, dont une sur l’importance pour le Québec d’adopter une loi-cadre destinée à encadrer le développement responsable de l’IA.

Le principe de transparence est cité en exemple : le droit pour toute personne, d’être informée explicitement lorsqu’elle interagit avec un SIA, dans le cadre d’une prestation de service par un organisme public ou une entreprise », peut-on y lire.

Après la Déclaration de Montréal qui, l’automne dernier, demandait que le développement de l’IA soit mis sur pause, il importe de réfléchir au déploiement de ces nouveaux outils.

Cela dit, il importe aussi de se rappeler que cette technologie ne concerne encore qu’une minorité de consommateurs. « Il y a des changements de comportements, mais c’est encore moins de 5 % des gens qui le font, surtout les jeunes », remarque le PDG de la Chambre de l’assurance de dommages, Marc Beaudoin.

Apprivoiser la technologie

Chantal Lamoureux, PDG de l’Institut de planification financière, un OBNL québécois de formation des planificateurs financiers, souligne que les gens sont souvent démunis face aux nouvelles technologies. Il vaut mieux avoir affaire à un conseiller pour contrer la vulnérabilité financière, comme le rappelle un sondage du Financial Resilience Institute. « Le niveau de littératie des consommateurs est très bas, et par conséquent, il y a déjà des impacts dans la vie des gens », rapporte-t-elle.

Comme le Canada manque de planificateurs financiers, le recours à la technologie pourrait représenter une solution. À condition que les praticiens s’y intéressent. Un sondage récent montrait que seulement 29 % avaient recours à l’IA au travail et 35 % en dehors du travail pour des projets personnels. Seulement 18 % des planificateurs avouaient avoir reçu une formation — par exemple, au travers de la plateforme d’intelligence générative Conquest.

D’où l’importance de développer un code de déontologie mettant en avant la protection du public et des renseignements personnels. « Il faut développer cette pensée numérique chez tous les planificateurs », note Chantal Lamoureux.

Cela se traduit par une foule de compétences professionnelles, relationnelles et techniques à acquérir du côté des conseillers : la fiscalité, les placements, les aspects légaux, etc. 

L’encadrement déontologique des conseillers qui utilisent l’IA est primordial, souligne aussi Marc Beaudoin, de la Chambre de l’assurance de dommages. « Un expert en sinistre ou un planificateur doivent garantir la confidentialité des données, ne pas être négligents et ne pas faire de fausses représentations. Si la technologie ne transmet pas la bonne information ou s’il y a de la méconnaissance de la part du représentant, comment faire pour offrir un bon service ? », s’interroge-t-il.

La technologie peut même générer des fausses informations susceptibles de présenter des risques financiers. « Cela nécessite de la formation et de la sensibilisation, chez les cadres, les employés et les consommateurs », rappelle M. Beaudoin.

La prise de risques

Si certains clients des institutions financières embarquent rapidement dans ces outils en ligne, tous ne saisissent pas pour autant les risques à la clé, souligne Mme Farley, de la Chambre de la sécurité financière.

Ces risques varient d’une personne à l’autre, tout comme l’importance des données à protéger. « Ce sont des outils qui collectent beaucoup d’informations personnelles », rappelle-t-elle.

Il subsiste par ailleurs beaucoup de risques de fraudes (voir encadré). « La techno va trop vite par rapport à l’encadrement règlementaire, comme dans bien d’autres domaines », ajoute M. Beaudoin.

Le cadre légal a en effet tendance à s’adapter après la technologie. « C’est un domaine en pleine expansion, et beaucoup sont très enthousiastes, car cela facilite l’accès à la finance, mais il y a un manque flagrant de littératie financière et de protection législative », rappelle encore Christian Corbeil, le directeur général d’Option Consommateurs, une association québécoise à but non lucratif dont la mission est d’aider les consommateurs à défendre leurs droits.

Il prend pour exemple la loi québécoise qui limite le taux abusif des crédits. Devant l’émergence de nouveaux acteurs qui ne sont souvent pas des institutions financières ni même établis au pays, « le consommateur est souvent dans le flou. La formule “acheter maintenant, payer plus tard” pour de petits achats en ligne ne se qualifie souvent pas comme un contrat de crédit, et donc, ce n’est pas soumis à la loi », explique-t-il.

« Il faut obliger les sites à divulguer leurs taux et leurs frais réels. La loi québécoise censée protéger le consommateur du surendettement ne s’applique souvent pas. Cela crée donc deux systèmes, un pour les entreprises règlementées et un, en marge », insiste M. Corbeil.

Tous ces bouleversements demanderont une grande souplesse du côté de la règlementation. Et c’est possible, note Maya Cachecho : « il y a eu un passage harmonieux pour accommoder les cryptomonnaies et encadrer adéquatement les services financiers. Cela s’est bien fait, sans conflits avec les nouvelles lois. »

L’incontournable protection des fraudes

Le déploiement rapide et mondialisé des systèmes d’intelligence artificielle (SIA), des cryptomonnaies et de la transmission de données sous forme de blocs (blockchains) met à risque les citoyens, insiste Amissi Manirabona, professeur de droit à l’Université de Montréal.

Cette concentration des données financières des gens donne en effet lieu à de nombreuses formes de fraudes : vol d’identifiants, retraits ou transferts non autorisés, fausses occasions d’investissements, extorsions de fonds, amadouer les victimes pour leur soutirer des fonds.

Et la moitié des victimes sont des entreprises privées (51 %) qui peuvent perdre ainsi jusqu’à 5 % de leurs revenus. Les individus ne sont pas en reste, particulièrement les 18-24 ans (20 %), les 35-44 ans (23 %) et les plus de 65 ans (18 %). « Chez nos voisins américains, c’est une personne sur trois, et c’est en augmentation », ajoute M. Manirabona.

Et l’on n’assiste pas seulement à des dommages financiers, il y a des pertes de confiance et de réputation, de la détresse psychologique, en plus des vols de données personnelles. Il faut donc améliorer la protection et l’éducation des victimes, mais il faut aussi que les autorités adoptent des mesures légales. 

Pour cela, le partenariat entre les entreprises de la Fintech et les gouvernements sera nécessaire. « Les lois sont toujours en retard et n’englobent pas tout, comme on le voit avec le projet de loi fédérale C-61 sur les préjudices en ligne, qui se limite aux crimes haineux et aux infractions d’ordre sexuel. Cela n’inclut pas la fraude », soutient-il.

Les gens gagneraient à être mieux protégés, relève à son tour Sandrine Prom Tep, du département de marketing de l’UQÀM et coorganisatrice du colloque sur la fintech, au congrès de l’Acfas. « Il faut protéger l’humain de ses propres failles, c’est pourquoi il faut centrer la technologie sur la protection des utilisateurs. »

Pour cela, il faut que les créateurs et les designers rendent l’interface plus transparente et réintroduisent de la « friction » pour ralentir les systèmes lors de l’utilisation. Avec des questions comme « vous êtes bien sûr de vouloir transférer ces fonds ? » et des rappels sur le fait que l’on traite avec une machine. « Les SIA, ce sont des logiciels, mais les décisions, c’est nous qui les prenons ».

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