Premier à occuper le poste de sous-ministre adjoint au BEF de 1976 à 1979, Raymond Hébert se souvient du contexte qui avait mené à la création de cette division française au sein de gouvernement. Il précise cependant qu’il n’était pas directement impliqué dans l’action préparatoire.

« Les origines du BEF, c’est que le français était illégal comme langue d’enseignement depuis 1916. Puis en 1967, le gouvernement Roblin a adopté la Loi 59 qui permettait l’enseignement du français à 50 % du temps. Trois ans plus tard, le gouvernement Schreyer adoptait la fameuse loi 113 qui rétablissait complètement le français comme langue d’enseignement au Manitoba, à égalité avec l’anglais.

« Mais le problème, c’est que l’attitude envers le fait français était très inégale. Il y avait beaucoup d’opposition entre parents dans une même division, parfois entre parents francophones, sur la notion même d’école française selon la loi 113 et ce qu’on devrait réclamer. »

Une division ministérielle encore informelle, le BEF, a alors été créée en 1974, en marge du ministère de l’Éducation, et dirigée par Olivier Tremblay jusqu’en 1976. Le BEF avait, dans ses tout débuts, « un rôle d’animation sociale essentiellement, précise Raymond Hébert. Sa petite équipe allait rencontrer les parents francophones dans toutes les régions pour stimuler leur intérêt à demander des écoles françaises ».

Raymond Hébert, premier sous-ministre
adjoint au BEF.
Raymond Hébert, premier sous-ministre adjoint au BEF. (photo : Mehdi Bereddad)

À l’époque, Raymond Hébert avait été embauché pour créer au Collège universitaire de Saint-Boniface (aujourd’hui Université de Saint-Boniface – USB) un centre de recherche qui documenterait si le français à l’école allait porter atteinte ou non à la connaissance de l’anglais ou d’autres disciplines.

« C’était la grande crainte des parents d’écoles francophones à l’époque, surtout en milieu rural, que leurs enfants soient ensuite désavantagés sur le marché du travail. »

Le BEF avait aussi pour mission de créer des programmes en français, mais « c’était très secondaire à l’époque », précise-t-il.

1975-1976 : l’officialisation

Ce n’est qu’en 1976 que le BEF a été officialisé comme une division du ministère de l’Éducation, avec à sa tête un sous-ministre adjoint. Et c’est Raymond Hébert qui a été nommé au nouveau poste.

« D’un côté, j’avais les politiciens qui n’étaient pas heu-eux de voir ces animateurs en action, se souvient-il. De l’autre, j’avais les animateurs et la communauté, très emballés par ce projet d’écoles françaises. Donc j’étais un peu entre l’arbre et l’écorce, puisque mon poste se rapportait directement au ministre.

« Mon premier grand défi a été d’établir ma crédibilité auprès du ministre sans trahir la communauté francophone. Sans compter qu’en trois ans, j’ai connu deux gouvernements, trois ministres et trois sous-ministres! »

En plus de crédibiliser le poste de sous-ministre adjoint, Raymond Hébert avait pour mission principale la consolidation des structures du BEF. « Il fallait créer des postes permanents et embaucher. Quand j’ai commencé, il n’y en avait aucun. Tous ceux qui travaillaient au BEF étaient sur des contrats temporaires renouvelables. Quand j’ai quitté, le BEF comptait une dizaine de postes permanents et il était très respecté au sein du ministère de l’Éducation. Ça a été ma plus grande réussite au BEF. »

En outre, « tout était à faire dans la création de programmes d’études en français. Les écoles françaises établies, il fallait les alimenter, et c’était au BEF de faire ça. À l’époque, c’est-à-dire pré-Division scolaire franco-manitobaine (DSFM), le BEF était vraiment vu comme le leader de l’éducation française ».

Précisons que le BEF a toujours eu la responsabilité des trois programmes : français, immersion française et français de base (aujourd’hui français communication et culture). Les programmes pour les écoles françaises n’étaient donc pas l’unique mission du BEF.

« J’ai d’ailleurs officialisé ces trois sections, qui existaient avant moi de façon embryonnaire, indique Raymond Hébert. J’ai fait des embauches dans les trois sections. »

Quant à l’animation sociale, « il fallait que je mette la pédale douce sur ce rôle-là du BEF, ajoute-t-il. Mais je n’ai pas non plus mis le holà dessus ».

Crise linguistique puis gestion scolaire

Nommé sous-ministre adjoint du BEF en 1982, Guy Roy a connu dès son arrivée un temps de grand tumulte pour les francophones au Manitoba : la crise linguistique.

Guy Roy, sous-ministre adjoint de 1982 à 2004.
Guy Roy, sous-ministre adjoint de 1982 à 2004. (photo : Mehdi Bereddad)

« C’était une crise extrêmement violente, et ça a eu un impact sur le fonctionnement du BEF, confie-t-il. On subissait énormément d’hostilité, même au sein du ministère de l’Éducation. Je sais que la question a même flotté de faire disparaître le BEF. »

Dans une entrevue de 2011 archivée au Centre du patrimoine, Guy Roy avait confié qu’on l’avait « traité de vendu, d’assimilé » dans la communauté. « Ils ne savaient pas tout le travail dans l’ombre que je faisais. C’était très difficile personnellement. »

Passée la crise linguistique, le BEF a tout de suite été embarqué dans le mouvement pour la gestion scolaire.

« Avec la promulgation en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés et son article 23, puis la décision des tribunaux, en Ontario notamment en 1984, sur les droits de gestion scolaire des francophones, ça a donné le coup d’envoi ici au Manitoba pour revendiquer la même chose.

« En 1990, il y a eu le jugement Mahé à la Cour suprême du Canada, qui reconnaissait aux Franco-Albertains le droit de gérer leurs écoles. C’était la première juridiction dans l’Ouest à obtenir un tel droit. Le Manitoba n’a pas attendu. Quelques mois plus tard, en juin, on établissait la Commission Gallant, chargée d’examiner les modèles possibles pour la gestion scolaire au Manitoba. J’ai siégé à cette Commission. »

En juin 1991, la Commission Gallant déposait son rapport, qui recommandait au gouvernement de reconnaître les droits des francophones sur leurs écoles et d’établir une commission scolaire par et pour les francophones à l’échelle du Manitoba.

« Le gouvernement, conservateur à l’époque, n’était pas particulièrement enthousiaste face à cette recommandation. Il l’a acceptée à deux conditions : que les commissions scolaires existantes puissent continuer d’enseigner en français et qu’il y ait des consultations publiques pour demander aux communautés si elles voulaient ou non rejoindre la nouvelle commission scolaire francophone, plutôt que les y obliger. »

Des conditions qui n’ont pas du tout plu aux francophones, qui sont donc allés en Cour suprême du Canada.

En attendant, au BEF, Guy Roy travaillait déjà, avec d’autres collègues, sur la rédaction du projet de loi établissant la Commission scolaire franco-manitobaine.

« La Cour suprême a rendu son jugement en mars 1993 sans se prononcer sur les deux conditions problématiques, et dès juillet 1993, l’Assemblée législative adoptait à l’unanimité le projet de loi qu’on avait rédigé en 1992-1993. Ça a été très rapide grâce à notre travail de l’ombre. »

« Jusqu’à mon départ en 2004, nous avons développé des programmes, y compris un programme de science pancanadien. Il n’a malheureusement jamais pu être mis en œuvre à cause des jalousies interprovinciales. Nous avons aussi créé une instance, le Protocole de l’Ouest, qui réunissait tous les ministres d’Éducation de l’Ouest pour développer ensemble des programmes d’études en français. »

En tant que sous-ministre adjoint du BEF, Guy Roy a également été envoyé sur plusieurs missions à l’étranger, notamment en Afrique francophone, et Tables canadiennes et internationales.

Il a notamment présidé un comité de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à Paris, au tournant des années 2000. « Notre point de vue était très respecté et valorisé », affirme-t-il.

Clarifier sa place

Avec le retour au calme, c’était le temps pour le BEF de réfléchir posément à sa mission, sa vision, ses valeurs et ses priorités. C’est le successeur de Guy Roy, Raymond Théberge, qui a eu la tâche de lancer un exercice de planification stratégique au BEF.

Raymond Théberge, sous-ministre adjoint de 2004 à 2005.
Raymond Théberge, sous-ministre adjoint de 2004 à 2005. (photo : gracieuseté)

« On voulait vraiment se pencher sur qui on était au sein du gros appareil gouvernemental surtout anglophone, quelle était notre place, et comment on allait réaliser notre mission et notre vision. »

C’était donc un temps pour se redéfinir clairement dans le nouveau paysage de l’éducation au Manitoba. Un temps aussi de fierté pour la plupart des employés du BEF, alors que la structure célébrait ses 30 ans en 2005.

Autre dossier important de l’époque, « la formule de financement de la DSFM était dans beaucoup de nos discussions. Il y avait aussi une grande effervescence autour du développement de programmes et de ressources en français, avec la DSFM, mais aussi pour l’immersion qui avait connu un essor au début des années 2000 ».

Raymond Théberge a d’ailleurs établi deux comités distincts, l’un représentant l’immersion/français langue seconde et l’autre, le français langue maternelle. « Les besoins étaient différents donc comment pouvait-on mieux répondre aux besoins de ces deux clientèles? C’était tout l’enjeu. 

« L’impact du BEF sur la continuité de l’éducation francophone au Manitoba est énorme. Aujourd’hui à mon avis, grâce au BEF entre autres, la DSFM se porte très bien et nous avons l’un des meilleurs programmes d’immersion à l’échelle nationale. »

Renforcer l’appui aux enseignants

Après Raymond Théberge, c’est Jean-Vianney Auclair qui a assumé le poste de sous-ministre adjoint, de 2005 à 2017, avec une pause en 2016-2017 alors qu’il était affecté au poste de sous-ministre adjoint au niveau postsecondaire.

Jean-Vianney Auclair, sous-ministre adjoint de 2005 à 2017.
Jean-Vianney Auclair, sous-ministre adjoint de 2005 à 2017. (photo : gracieuseté)

« Nos trois grands dossiers restaient l’éducation en français langue première, en immersion, et en français langue seconde dans les écoles anglaises, dit français de base.

« Du côté du français langue première, la DSFM connaissait une croissance très importante de population, mais aussi une expansion géographique avec la construction de nouvelles écoles. De plus, avec l’agrandissement de l’espace francophone prévu par la communauté au début des années 2000, l’immigration changeait un peu son visage. C’était important pour le BEF de tenir compte de tout cela dans le développement des programmes.

« Un autre élément qui changeait alors dans la francophonie, c’était la petite enfance et l’importance qu’on y mettait. On commençait à voir des services de petite enfance se développer à l’intérieur des écoles françaises, et je crois que le BEF a répondu présent pour appuyer au niveau pédagogique cette nouvelle direction. On a pris une position forte au sein du ministère de l’Éducation pour défendre les intérêts de la communauté francophone. »

En parallèle, la popularité du programme d’immersion française a continué de grandir, et le BEF a soutenu son développement en tout temps en assurant, par les programmes comme par les ressources créées et mises à disposition, une qualité d’enseignement toujours remarquable.

« Ce n’est pas une mince tâche d’élaborer des programmes d’études, puis de les mettre en œuvre par des activités de développement professionnel offertes aux enseignants, confie Jean-Vianney Auclair. L’appui du BEF aux enseignants pour qu’ils puissent se familiariser avec les programmes est essentiel, de même que de s’assurer que les politiques d’évaluation des élèves répondent bien aux réalités de la population scolaire, qu’elle soit française langue première ou seconde.

« L’immigration par exemple, comme la montée de l’exogamie, ont nécessité l’élaboration de nouvelles politiques et outils pédagogiques pour favoriser l’intégration et la réussite des jeunes. »

Jean-Vianney Auclair souligne également un autre service important du BEF : la Direction des ressources éducatives francophones (DREF), située à l’USB.

« C’est notre service d’offre de ressources pédagogiques aux enseignants et c’est unique. Il n’y a pas d’équivalent du côté anglais aujourd’hui. La DREF joue un rôle primordial pour outiller nos enseignants. »

2017 : L’élimination

Malgré l’utilité avérée du BEF, le poste de sous-ministre adjoint a été aboli par le gouvernement conservateur de Brian Pallister en 2017, peu de temps après le retour en poste de Jean-Vianney Auclair.

« Quand ce gouvernement a été élu en 2016, il y a eu un changement de ton au sein du gouvernement, se souvient l’ancien sous-ministre adjoint. À un moment donné, on nous a informés que le gouvernement prévoyait éliminer un certain nombre de postes de hauts fonctionnaires. Malheureusement, celui de sous-ministre adjoint était ciblé. »

Aboli pendant sept ans malgré la mobilisation de la communauté et des éducateurs francophones, le poste de sous-ministre adjoint au BEF a finalement été rétabli au printemps 2024 par le gouvernement néo-démocrate de Wab Kinew.

Pour Raymond Théberge, il était essentiel de rétablir non seulement le poste de sous-ministre adjoint, mais aussi son statut de division indépendante au sein du ministère, car « le BEF a un mandat très particulier, qui doit donc relever d’une direction mandatée spécifiquement pour ce travail ».

2024 : La seconde ère

Après sept ans d’absence, le poste fraîchement rétabli de sous-ministre adjoint est occupé depuis août 2024 par René Déquier.

« Il y avait certainement des choses à remettre en place après sept ans, confie celui qui travaillait auparavant à la DSFM. Que le BEF redevienne une division plutôt qu’une branche, ça changeait un peu son statut au sein du gouvernement. Donc on a dû faire beaucoup de changements administratifs et de fonctionnement. »

Son nouveau poste lui a d’ailleurs fait apprécier plus que jamais le rôle essentiel du BEF pour la francophonie manitobaine.

« Il y a tant de projets qui se passent ici et qui, parce qu’ils sont portés par le BEF, avancent plus rapidement au niveau du gouvernement! Avant d’arriver, je ne réalisais pas le niveau d’influence du BEF sur l’éducation en langue française au Manitoba.

« Et le fait que le gouvernement ait rétabli le poste de sous-ministre adjoint, cela prouve qu’il reconnaît et valorise cette influence. C’est pour cela qu’il est si important de fêter nos 50 ans, de célébrer tous les apports du BEF à la communauté. »

Mais au-delà des festivités, le BEF a aussi plusieurs défis à relever. « Une de nos grandes priorités, c’est le recrutement et la rétention du personnel enseignant, dans nos trois sections. Et très près derrière, l’amélioration dans l’appui de ces programmes, car plus on aide le personnel à faire leur travail et on leur facilite les choses, plus ils voudront rester. »

Aujourd’hui, 20 à 25 % des enseignant.e.s quittent la profession dans les cinq premières années de leur carrière.

« Il y a aussi tout ce qui touche à la vérité et la réconciliation. Tous ensemble, on a un travail à faire pour reconnaître cette vérité, reconnaître les torts qui ont été faits, et le BEF a un grand rôle à jouer au niveau éducatif. On est en train de revoir les programmes pour mieux refléter la réalité. »

La communauté reconnaissante

Pour la communauté francophone du Manitoba, et plus encore pour sa communauté scolaire, le Bureau de l’éducation française (BEF) a pris une place clé ces 50 dernières années.

« L’importance du BEF pour la Division scolaire franco-manitobaine (DSFM), elle est majeure, affirme d’emblée le directeur général de la DSFM, Alain Laberge. Quand la DSFM a été créée il y a 30 ans, on n’avait ni ressources, ni matériel pédagogique, ni programmes en français. C’est en s’alliant au BEF qu’on a pu y avoir accès, et sans cela, on n’aurait pas pu se lancer.

« Des années plus tard, on est plus autonome. Mais les conseillers pédagogiques du BEF, qui travaillent de près avec nous, restent essentiels pour s’assurer qu’on est bien en lien avec les curricula ministériels. Et nous, on est là aussi pour tester de nouvelles évaluations ou curricula créés par le BEF, par exemple. On travaille vraiment main dans la main. »

Alain Laberge, directeur général de la DSFM
Alain Laberge, directeur général de la DSFM. (photo : Archives La Liberté)

Jean-Michel Beaudry, directeur général de la Société de la francophonie manitobaine (SFM), confirme le « rôle monumental » du BEF qui devait « remettre l’enseignement en français au Manitoba quand il n’y avait plus d’écoles françaises, plus de programmes d’études en français. Les programmes et ressources que le BEF a développées ont été fondamentales pour la communauté francophone ».

Jean-Michel Beaudry, directeur général de la SFM.
Jean-Michel Beaudry, directeur général de la SFM. (photo : Marta Guerrero)

Pour sa part, Lillian Klausen, présidente de la Manitoba Teachers’ Society (MTS) et ancienne présidente des Éducatrices et éducateurs francophones du Manitoba (ÉFM), affirme que « le plus grand succès du BEF, c’est son leadership à offrir des programmes d’études qui nous représentent dans tous les secteurs de l’éducation en français, mais aussi des services et du perfectionnement professionnel pour nos enseignants. C’est important pour nous d’avoir cet appui dans notre cheminement.

« La présence du BEF, et du poste de sous-ministre adjoint, donne une certaine importance à la francophonie et à l’éducation en français dans notre province, poursuit-elle. Alors on est très reconnaissant et encouragé que le gouvernement de Wab Kinew ait rétabli ce poste. »

D’ailleurs, entre 2017 et 2024, les ÉFM et la DSFM comptaient parmi les chefs de file des Partenaires en éducation, mobilisés pour demander le retour du poste de sous-ministre adjoint.

C’est lors de la 106e assemblée générale annuelle de la Manitoba Teachers’ Society (MTS) que Lillian Klausen a été élue présidente.
Lillian Kausen, présidente de la MTS et ancienne présidente des ÉFM. (photo : Marta Guerrero)

« On n’a jamais lâché pour faire comprendre au gouvernement la nécessité d’avoir un leadership spécifique pour s’occuper de l’éducation en français, se souvient Lillian Klausen. Car il ne s’agit pas juste de traduire les programmes d’anglais à français. »

Alain Laberge prend l’exemple de la Réconciliation : « C’est un dossier très important aujourd’hui, et le BEF peut vraiment nous aider avec cela car il n’existe presque pas de matériel en français ici. Et on ne peut pas aller en chercher en Europe ou au Québec car ce n’est pas la même réalité. Donc on a demandé au BEF de créer du matériel adapté à chaque niveau, en français. »