Le 20 octobre 2025, une séance de consultation publique s’est tenue sur le thème du Manitoba véritablement bilingue.
L’ancien directeur général du Secrétariat aux affaires francophones, Guy Jourdain, y a livré une réflexion approfondie sur l’avenir du bilinguisme institutionnel et sur la nécessité de renforcer la Loi 5.
Voici le texte de son intervention.
Je suis heureux d’être avec vous ce soir pour vous faire part de mes réflexions personnelles sur le dossier du Manitoba véritablement bilingue.
Pour ceux et celles qui ne me connaissent pas, j’aimerais dire quelques mots sur mon parcours professionnel. J’ai œuvré à la promotion du fait français au Manitoba pendant plus de 40 ans. J’ai notamment occupé les postes de directeur général du Secrétariat aux affaires francophones et de directeur général de l’Association des juristes d’expression française du Manitoba. Je pense donc être en mesure d’apporter une contribution valable aux échanges sur les nouvelles orientations à prendre concernant l’appui gouvernemental à la francophonie dans notre province.
J’entre maintenant dans le vif du sujet. En premier lieu, je me réjouis du fait que le gouvernement du Manitoba reconnaisse que le bilinguisme des institutions publiques – et, par extension, des services gouvernementaux – découle de la vision fondatrice du gouvernement provisoire de la colonie de la Rivière-Rouge et de son président, Louis Riel.
Deuxièmement, il faut souligner que, pendant les dernières décennies, le tissu social des communautés francophones minoritaires s’est profondément transformé dans bon nombre de provinces et territoires à l’échelle du pays. Les phénomènes de l’immigration, de l’exogamie et de l’immersion française se conjuguent pour donner une identité francophone plurielle très différente de celle qu’on connaissait traditionnellement. Ces changements importants entraînent une toute nouvelle dynamique en ce qui a trait au cadre institutionnel nécessaire pour bien répondre aux besoins de la francophonie d’aujourd’hui. Les ministères et organismes gouvernementaux doivent être mesure de fournir un soutien solide et structuré.
Le but principal de mon intervention est de vous parler de la Loi sur l’appui à l’épanouissement de la francophonie (la Loi 5) et du besoin de la renforcer. Adoptée en 2016, cette loi consolide de nombreux acquis et elle institue un cadre pour favoriser les progrès. Elle a été accueillie très favorablement par la communauté francophone du Manitoba et par les spécialistes du domaine des droits linguistiques. Il faut cependant signaler qu’il s’agit d’une solution de compromis se situant à mi-chemin entre la politique sur les services français établie en 1989 et des textes plus robustes comme la Loi sur les langues officielles (Nouveau-Brunswick) et la Loi sur les services en français (Ontario).
Divers événements ont montré au fil des années que la Loi 5 « manquait de mordant » et qu’il était nécessaire de la rendre davantage contraignante ou exécutoire. Voici deux exemples de lacunes substantielles :
– même s’ils sont tenus d’élaborer des plans des services en français, les ministères et organismes gouvernementaux ne sont pas soumis à l’obligation juridique d’effectivement offrir leurs services en français;
– lorsque le poste de sous-ministre adjoint responsable du Bureau de l’éducation française a été aboli par le gouvernement précédent, il s’est avéré que la loi ne fournissait aucune protection efficace dans ce type de situation.
En ce moment, nous avons au Manitoba une conjoncture extrêmement favorable pour la francophonie. Le premier ministre Wab Kinew parle couramment le français et manifeste une grande francophilie. Il souhaite entre autres que le Manitoba obtienne le statut d’observateur auprès de l’Organisation internationale de la francophonie. Le ministre Glen Simard et le député Robert Loiselle sont tous les deux profondément engagés envers la francophonie et omniprésents dans notre communauté. De plus, le ministre bilingue des Finances Adrien Sala, responsable aussi de la fonction publique, occupe un rôle névralgique dans la gestion des priorités budgétaires du gouvernement — son soutien ou sa bienveillance peuvent grandement faciliter l’allocation de ressources concrètes à l’épanouissement et au développement de la francophonie. Selon moi, il serait stratégiquement habile de frapper le fer pendant qu’il est chaud et de tirer profit au maximum de cette situation exceptionnelle. Rien ne nous garantit qu’un tel scénario se reproduira à l’avenir.
À mon avis, tout devrait être mis en œuvre pour réaliser simultanément des progrès sur les deux fronts suivants :
– l’application maximale ou optimale de la Loi 5, dans sa forme actuelle;
– le renforcement ou la bonification de cette même loi.
Certains ont évoqué la possibilité que de nouvelles garanties soient inscrites dans un ou plusieurs règlements, plutôt que dans la loi. Je n’y vois pas d’inconvénient pour les aspects d’ordre administratif ou opérationnel. Par contre, si la francophonie et le bilinguisme constituent des valeurs fondamentales du Manitoba, il me semble que toute affirmation de principe à ce sujet devrait figurer dans la loi plutôt que d’être camouflée ou enfouie dans un règlement
Par ailleurs, divers observateurs de l’actualité politique préconisent une approche graduelle et prudente, de sorte à ne pas réveiller les éléments anti-francophones encore bien vivants au Manitoba. D’une part, si l’on y réfléchit bien, on peut positionner le renforcement de la Loi 5 comme faisant justement partie d’une démarche étapiste de progrès continu. D‘autre part, les mentalités ont beaucoup changé au Manitoba depuis la crise linguistique des années 1980.
Parmi les facteurs-clés à cet égard, citons le fait que les gens de 50 ans ou moins n’ont généralement aucun souvenir ou aucune connaissance de cette période sombre de notre histoire. Ils ne sont pas animés par les préjugés et la négativité qui régnaient à l’époque.
De plus, 25 000 élèves anglophones fréquentent annuellement les écoles d’immersion française au Manitoba. Même s’ils ne parlent pas français eux-mêmes, les parents et les grands-parents de ces élèves sont très fiers que leurs enfants et petits-enfants acquièrent une bonne maîtrise de notre langue. Tout cela crée une ouverture inédite à la francophonie chez un segment appréciable de la population anglophone.
Sur un plan plus technique, mentionnons que la Société de la francophonie manitobaine et l’Association des juristes d’expression française du Manitoba ont déposé des mémoires détaillés qui portent respectivement sur le renforcement de la Loi 5 et sur l’amélioration du bilinguisme des tribunaux. Nous vous invitons à étudier attentivement ces excellentes feuilles de route et à retenir les mesures qui y sont proposées.
Le leadership politique sera déterminant dans ce dossier. Le Nouveau Parti démocratique et le Parti libéral sont normalement enclins à appuyer les mesures favorisant la francophonie. Malgré son bilan pour le moins mitigé en la matière, le Parti conservateur a atteint un point culminant en faisant adopter la Loi 5 en 2016 et il s’efforcera sans doute de préserver le capital politique associé à cette réalisation. L’unanimité ou un très large consensus parmi les partis politiques est donc envisageable, comme ce fut le cas lors des travaux de l’Assemblée législative à propos de la Loi 5 il y a presque dix ans.
Enfin, les déclarations récentes du premier ministre Kinew laissent entendre que le gouvernement néo- démocrate a la volonté politique d’agir très positivement. Je l’encourage fortement à concrétiser ses intentions. Après les moments troubles que la francophonie manitobaine a vécus pendant son histoire, c’est un saut vers l’avant qu’il ne faut pas manquer.

