La Liberté ÉDITO

Par Jean-Pierre Dubé

@jeanpierre_dube

La Liberté du 25 septembre 2013

STOP. La lumière rouge dure une éternité. Debout au coin de la rue, on a le temps de voir défiler toute sa vie et de vérifier ses messages. Pendant que 20 000 voitures, 600 camions et quelques Harley passent en pétaradant. Ils ne s’arrêtent qu’aux feux. Pas de café, de journal, gelato, carte postale, fleurs ou de chocolats fins. Pas même un timbre de 63 cennes.

WALK. C’est le temps de s’aventurer dans le no-man’s land. La Provencher. Une zone de guerre que l’on pénètre en faisant un signe ostentatoire. Carrosses et chaises roulantes s’abstenir. Il faut passer devant une ligne de poids-lourds aux 500 chevaux piaffant et négocier entre les voitures qui tournent à gauche ou à droite sur une vitesse, deux roues et trois voies. En quelques secondes. Alors à moins d’avoir l’autorité de Moïse devant la Rouge et fuyant le pharaon…

WOAH. On a pu atteindre le centre du boulevard, coincé entre béton et bitume, entouré de cent pots d’échappement tonitruants. La vraie place pour un guichet automatique. On aurait aussi le temps de signer une pétition ou de tenir une réunion, si on pouvait parler sans crier. Et justement, on a envie de crier. Mais on grince des dents, cerné de roues grinçantes. Sur la Marion des abattoirs, il fallait se boucher les narines. Sur la Provencher menant aux industries, ce sont les oreilles. L’endroit idéal pour vendre des bouchons.

GO. On reprend la traversée avec la terreur de se faire écrabouiller et la pensée angoissante qu’il faudra tantôt revenir sur ses pas. L’intrépide piéton a le cœur ébranlé après le passage entre le Nord et le Sud du French Quarter, le cœur bloqué par cette artère reliant l’Ouest et l’Est.

La vie sur le boulevard a dépéri à partir des années 1970. Les entreprises Pelland, Fontaine, Couture, Huot, Stanners, Sabourin et autres ont fermé les portes. D’autres ont persisté, comme la librairie À la page, des visionnaires survivant dans l’espoir de meilleurs jours. Arriveront-ils enfin?

Des décennies d’efforts ont lentement porté leurs fruits. La plupart des industries ont été éloignées au profit du développement résidentiel et touristique, avec l’appui d’Entreprises Riel. La centaine de maisons d’affaires ajoute sa voix aux résidents qui veulent maintenant le gros morceau : réduire le mur du bruit pour réunir les demi-quartiers et redonner à la Provencher sa dimension humaine.

C’est ainsi que le Comité exécutif de Winnipeg a accepté le 18 septembre une motion du conseiller du quartier et président du Comité des travaux public visant l’interdiction des poids lourds. Daniel Vandal faisait suite à la demande de l’Association des résidents du Vieux Saint-Boniface. D’ici 2014, une étude pourrait apporter des solutions sur des routes alternatives pour les camionneurs.

Entre-temps, tâchons de ne pas faire de la Provencher un enjeu francophone, comme il y a dix ans avec le choix du resto sur l’Esplanade Riel. Ça n’a rien à voir avec la défense d’une culture, mais avec l’inclusion du quartier dans la revitalisation de La Fourche. À l’ombre du Musée canadien des droits de la personne, la Ville améliore les conditions de vie par l’accès aux rives, l’activité en plein air et la possession de l’espace public par les résidants et les touristes. Il y a des alliés au centre-ville.

Quel est l’avenir du boulevard? La Provencher possède les mêmes dimensions qu’en 1872, au moment où la Législature reconnaissait les routes existantes. L’avenue boueuse de 132 pieds de large que naviguaient quelques charrettes était un chaînon du chemin Dawson reliant la Rivière-Rouge au Lac des bois. On en a ensuite fait un grand boulevard, comme Broadway.

Le temps est-il venu de revenir à la modeste avenue qu’elle a été jadis? Il a été suggéré de réduire les voies de six à quatre et de les ramener au centre afin d’aménager les jardins côté trottoir. Pour le reste, que règne la population qui déambule, socialise, se restaure et traverse la rue en paix!

On aimerait dire un jour: Berlin avait son mur comme Saint-Boniface avait son boulevard.