L’expulsion des sénateurs du caucus libéral s’avère-t-elle un moment historique, ou coup de théâtre éphémère? Maria Chaput, Raymond Hébert et Michel Lagacé commentent.

Maria Chaput.
Maria Chaput.

Le chef du Parti libéral du Canada (PLC), Justin Trudeau, a surpris la colline parlementaire, sans parler de plus d’un sénateur, partisan libéral et commentateur politique, le 29 janvier dernier, alors qu’il a expulsé 32 sénateurs du caucus libéral – un geste visant à améliorer la performance du Sénat.

La mesure, qui a pour but d’entamer une réforme de la chambre haute sans toutefois changer la Constitution, a été chaleureusement accueillie par la sénatrice manitobaine, Maria Chaput.

« Justin Trudeau a pris une décision très courageuse, déclare-t-elle. Si le Sénat est pour demeurer, il doit être indépendant. Cela fait 11 ans que je suis sénatrice, et jamais la chambre haute n’a été aussi politisée. Cette situation a été exacerbée par le parti au pouvoir. Or, le jeu politique se fait au détriment des Canadiens que nous représentons. J’ai toujours été indépendante d’esprit, voulant servir entre autres la communauté franco-manitobaine. Mais il m’a fallu, dans le passé, voter selon les politiques du parti. Justin Trudeau a entendu les Canadiens, qui veulent un Sénat qui représente les régions, les femmes, les Autochtones et les minorités linguistiques. À mon avis, Justin Trudeau a fait un excellent premier pas dans le mouvement visant à réformer le Sénat. »

En effet, un sondage effectué le 30 janvier sur Internet par la firme Angus Reid Global semble indiquer que les Canadiens sont largement du même avis. Parmi les 1 503 électeurs sondés, 53 % approuvent de la décision de Justin Trudeau. Bien que 31 % estiment toujours digérer la mesure, seulement 16 % s’y opposent. En outre, 41 % des répondants qui affirment avoir voté pour le Parti conservateur lors des dernières élections fédérales l’approuvent. Plus étonnant encore, 70 % des répondants qui ont voté pour le Nouveau parti démocratique ont donné leur aval à la décision.
« Justin Trudeau est définitivement sorti de l’ombre avec cette initiative, fait remarquer le commentateur politique, Michel Lagacé. Comme chef, il se démarque clairement des autres, et ce bien longtemps avant l’élaboration d’une plateforme électorale. En ce sens, cela peut être chose positive pour le Parti libéral.

Justin Trudeau.
Justin Trudeau.

« Par contre, la décision d’éliminer les sénateurs du caucus libéral risque de faire du tort au parti, poursuit-il. Lors des prochaines élections, est-ce que les sénateurs qui ont toujours travaillé très fort pour le PLC se retireront-ils de l’arène politique? Le parti risque de perdre son expertise. De plus, on risque de décourager les organisateurs politiques qui militent pour la réussite de leur parti. Après des années de service, ils ne seront plus en lice pour une nomination au Sénat. »

Le politologue, Raymond Hébert, est du même avis. « Malgré la partisanerie à outrance que tout le monde déplore, le patronage politique n’est pas mauvais en soi, avance-t-il. La grande majorité des sénateurs, bien qu’ils aient été nommés par le premier ministre à titre de récompense pour leur service partisan, contribue de façon posée et rationnelle aux délibérations législatives. »

Raymond Hébert estime par ailleurs que cette tentative de réformer le Sénat comporte des risques. « La décision de Justin Trudeau est énorme, souligne-t-il. Il a décidé de transformer une institution canadienne – une transformation pourrait avoir des conséquences imprévues dans le fonctionnement du Sénat. On devrait procéder avec énormément de prudence lorsqu’on veut changer nos institutions fondamentales.

| Une foule de question

« Même à court terme, une foule de questions s’impose, poursuit-il. À présent, les sénateurs disposent d’un budget de 200 000 $ pour la gestion de leurs bureaux. Comment les sénateurs anciennement libéraux entameront-ils leurs recherches sans l’appui financier du PLC dont ils se prévalaient?
« Par ailleurs, Justin Trudeau a tranché la question unilatéralement, fait-il remarquer. La décision a été prise sans débat au sein de son parti et sans débat public. C’est ce que je déplore le plus. Il est possible que les partisans n’apprécient pas d’avoir été exclus de cette réflexion. Surtout que nous sommes à quelques semaines à peine du prochain congrès biennal libéral, qui aura lieu à Montréal du 20 au 23 février prochains. Ça risque de brasser au sein du PLC. »

De plus, les sénateurs expulsés veulent-ils devenir indépendants? « Certains ont exprimé le désir de former un caucus libéral sénatorial, indique Michel Lagacé. Ils seront enclins à voter en faveur de mesures préconisées par le Parti libéral. Il est donc peu convaincant d’affirmer que la solution de Trudeau soit une idée brillante. »

« On sera toujours d’un parti ou d’un autre, affirme Maria Chaput. Je demeure membre du Parti libéral. Mais je suis en faveur de l’expulsion des sénateurs du caucus libéral. La partisanerie sera grandement réduite. Elle influencera moins les décisions du Sénat. »

À l’heure actuelle, le Parti conservateur et le Nouveau parti démocratique n’ont exprimé aucun désir d’emboîter le pas avancé par Justin Trudeau.
On se rappellera en effet que le 1er février 2013, le premier ministre, Stephen Harper, a demandé à la Cour suprême d’étudier la question de la possibilité de réformer le Sénat sans avoir recours à un débat constitutionnel. La Cour suprême n’a pas terminé ses délibérations. Ainsi, du moins à présent, tout changement à la Constitution exigerait l’aval des Provinces.

Le Nouveau parti démocratique, quant à lui, préconise l’abolition de la chambre haute.

« La proposition du NPD est irréaliste, lance Michel Lagacé. À moins que la Cour suprême ne le dise autrement, il faudrait un amendement constitutionnel pour abolir le Sénat. En 2015, c’est à peu près impossible, voire utopique. Quant à la position conservatrice, la situation est moins claire. Chose certaine, en attendant la décision de la Cour suprême, je doute que Stephen Harper décidera de suivre l’exemple de Justin Trudeau. »
Maria Chaput voit la situation d’un autre œil. « Les Libéraux ne sont pas partisans du statu quo, lance-t-elle. Nous voulons la réforme. On a pris le premier pas. Si les autres partis ne suivent pas, ils devront faire face aux électeurs, en 2015. »

Daniel BAHUAUD