Les mesures visant à mettre fin à certaines échappatoires fiscales dont jouissent présentement les entreprises incorporées, suscitent une vive opposition chez les propriétaires des petites et moyennes entreprises (PME). Mesures proposées le 18 juillet dernier par Bill Morneau, leministre des Finances fédéral. Le 31 août, 35 associations, de partout au Canada, ont uni leur voix pour former la Coalition pour l’équité fiscale envers les PME. Le lendemain, la Coalition passait à 42 membres. Une opposition que comprennent bien Gérald Comeault, un entrepreneur winnipégois, ainsi que les comptables Cédric Paquin et Paul Prenovault.

par Daniel BAHUAUD

Gérald Comeault est propriétaire de Sky City Roofing, entreprise qu’il a créée en 2007. Le Winnipégois âgé de 36 ans, père de deux jeunes enfants, s’oppose vivement aux changements proposés par le Fédéral.

« Je suis en affaires depuis déjà 12 ans. J’ai investi beaucoup de temps, d’énergie et d’argent à développer mon entreprise. J’ai pris des risques énormes. J’ai 12 employés à qui je donne un bon salaire. Je stimule l’économie. Et voilà que le Fédéral veut me pénaliser en changeant ses règlements pour collecter plus d’impôts tout de suite, en réduisant ma capacité de créer une réserve pour des mauvais jours, de mettre de côté des fonds pour ma retraite ou encore pour léguer mon entreprise à mes enfants.

« C’est décourageant! À mon avis, le gouvernement Trudeau porte atteinte à la classe moyenne, qu’il prétend vouloir protéger. Si j’avais su qu’il allait proposer de tels changements, je n’aurais jamais voté pour le Parti libéral en 2015 »
Gérald Comeault, propriétaire de Sky City Roofing

Si Gérald Comeault est découragé, c’est qu’Ottawa dit proposer une série de mesures visant à éliminer des échappatoires fiscales qui donnent aux propriétaires de sociétés privées « des occasions d’obtenir légalement, mais injustement, des avantages fiscaux qui ne sont pas offerts aux autres Canadiens ». (1)

Comptable et conseiller expert en planification fiscale à la Financière Banque Nationale, Cédric Paquin estime lui aussi que « les mesures porteront atteinte à la classe moyenne ».

« Lorsque Bill Morneau a annoncé les changements proposés, le ministre des Finances a souligné que 50 000 ménages canadiens pourraient être ciblés et que l’argent supplémentaire récupéré en impôts pourrait se chiffrer à 250 millions $ par année. Pourtant, selon Statistique Canada, plus de 70,5 % des Canadiens sont employés par les PME. Si on se met à décourager l’entreprenariat, ce ne seront pas seulement les propriétaires. À la longue, les employés aussi pourraient être touchés négativement. On parle de bien plus de 50 000 personnes. Ces mesures ne concernent pas uniquement les entrepreneurs, mais tout le monde. »

 

Fractionnement du revenu

 

Au coeur du débat sont les mesures proposées par le Fédéral. Cédric Paquin élabore :

« Le gouvernement veut serrer l’étau sur le fractionnement du revenu. Le fractionnement, c’est lorsqu’une entreprise incorporée accorde des dividendes à ses actionnaires. Dans la plupart des PME, les actionnaires sont les conjoints et les enfants. Pour réduire l’argent payé en impôts, tu accordes des dividendes aux actionnaires qui occupent une tranche d’imposition plus basse. Au Manitoba, sur 100 000 $ de revenu, on doit payer 43 % en impôts fédéraux et provinciaux. Si on fractionne cet argent à son conjoint qui gagne entre 31 000 $ et 45 000 $, le taux d’imposition n’est que de 27 %. Cet exemple montre comment un entrepreneur peut s’épargner de grandes dépenses. »

À l’heure actuelle, le fractionnement du revenu permet d’accorder des dividendes aux conjoints et aux enfants des propriétaires, pourvu que ces derniers soient adultes et actionnaires. Un avantage qui sera désormais éliminé si une personne âgée de 18 ans ou plus ne rencontre pas un critère de « caractère raisonnable ». Entre autres d’être employé de la corporation ou encore d’avoir contribué aux capitaux de l’entreprise.

Cédric Paquin : « Ces critères s’appliquent autant aux conjoints qu’aux enfants. C’est vraiment dommage. Entre autres pour les jeunes adultes. Les entrepreneurs dont les enfants suivent des cours postsecondaires ont souvent besoin de cet argent pour financer ces études. Si le fractionnement du revenu n’est pas permis, des familles risquent de ne pas pouvoir encourager l’éducation des jeunes. »

Cédric Paquin, comptable et conseiller expert en planification fiscale à la Financière Banque Nationale.

Autre changement proposé par le Fédéral : une réduction considérable des exonérations sur les gains en capital.

Paul Prenovault, comptable et associé délégué chez Grant Thornton Ltd, et ancien président de la Chambre de commerce francophone de Saint-Boniface (2011-2013), note que le changement « rendra beaucoup plus difficile de léguer son entreprise à ses enfants ».

« À l’heure actuelle, un propriétaire qui met son entreprise en fiducie reçoit une exemption sur les gains en capital au moment de la vente de l’entreprise. À titre d’exemple, si une entreprise vaut 1 million $ au moment de la vente, les règlements en vigueur accordent une exonération en gains en capital maximum de 825 000 $. Alors on ne paie des impôts que sur le montant qui reste, soit 175 000 $. Si les changements proposés sont adoptés par le Fédéral, tous les gains seront imposables. »

Paul Prenovault fait également remarquer qu’un autre changement rendra « beaucoup plus difficile la planification à moyen et à long terme d’une entreprise, sans parler de la préparation pour la retraite des propriétaires d’entreprise.

« Au Manitoba, à l’heure actuelle, les PME qui font un profit de 450 000 $ paient 10,5 % en impôts sur cette somme. Si un propriétaire se paie un salaire, il doit payer presque la moitié de cet argent en impôts, tout de suite. Or il peut remettre à plus tard cet impôt en gardant l’argent dans le passif de sa corporation, et en l’investissant. »

Cédric Paquin poursuit le fil de son argumentation : « La possibilité d’investir l’argent était tout à l’avantage des propriétaires. L’argent investi servait à deux choses. Il permettait au propriétaire de générer des fonds qui peuvent servir à l’entreprise lors de mauvais jours, tout en préparant sa retraite.

À un taux de croissance avantageux puisque l’impôt de 39 % est différé. « Bien sûr, à la retraite, quand un propriétaire sortait son argent de la corporation, il devait tout de même payer l’impôt personnel. Mais la croissance des fonds, au fil des années, lui servait de fond de retraite. Maintenant, le Fédéral veut éliminer l’avantage de la croissance sur l’impôt différé. » Pour l’entrepreneur Gérald Comeault, « les mesures proposées attaquent le peu de sécurité qu’ont les propriétaires des PME canadiennes ».

« J’ai écrit une lettre à Jim Carr, le député fédéral de Winnipeg-Centre-Sud. C’est mon député. Je lui ai souligné que les prétendues échappatoires fiscales du Fédéral sont vraiment une série de stratégies saines implantées par les gouvernements préalables, des incitatifs fiscaux qui encouragent la classe entrepreneuriale à prendre des risques et à stimuler l’économie et l’emploi.

« Les mesures porteront atteinte à la classe moyenne »
Cédric Paquin, comptable

« Le Fédéral veut réduire les avantages des grands propriétaires riches. Je ne suis pas riche. Au fil des années, je ne me suis donné qu’un salaire annuel de 50 000 $ à 60 000 $. Et parfois, pour m’assurer que mes employés se fassent payer, j’ai refusé de prendre un salaire. J’ai également payé les deux congés de maternité de la mère de mes enfants, lorsqu’elle travaillait pour Sky City Roofing.

« De plus, il y a trois ans, j’ai acheté une deuxième entreprise, Aaron Roofing, ce qui m’a permis désormais de réparer non seulement les toitures résidentielles, mais commerciales. C’était un investissement important, un risque énorme qui m’a donné beaucoup de nuits blanches.

« Si je ne peux plus placer autant d’argent qu’auparavant dans un fonds pour les mauvais jours, sans me faire pénaliser, si je ne peux pas épargner des sous en préparant un legs pour mes enfants, et si je ne peux pas bien préparer ma retraite, moi qui n’ai pas de pension au-delà que celle du Régime de pensions du Canada, pourquoi prendre tant de risques? Il vaudrait mieux que je travaille pour quelqu’un d’autre, que j’ai des bénéfices comme une pension, un régime d’assurance santé et des vacances payées.

« J’espère que le caucus fédéral aura discuté des besoins des entrepreneurs comme moi, lors de ses rencontres à Kelowna, du 5 au 7 septembre. Je sais que je ne suis pas seul à être frustré. D’ici la fin des consultations sur les mesures proposées, le 2 octobre, j’espère que les PME du pays auront communiqué très clairement leur mécontentement. »


(1) Extrait du communiqué du ministère des Finances du 18 juillet dernier, Aperçu : Consultations sur la planification fiscale au moyen de sociétés privées.