Alors qu’une délégation de l’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées se déplace cette semaine à Norway House avec la volonté de rencontrer les proches de victimes, en vue de possibles auditions, la conseillère de bande Darlene Osborne se confie sur les drames qui ont frappé sa famille.
Par Barbara GORRAND
Elle a affronté, les uns après les autres, les assauts répétés de la fatalité. Et elle n’a jamais plié. Darlene Osborne est de ces personnes qui restent debout quand tout s’écroule autour d’elles. La vie de cette grandmère, admirable de dignité, s’est pourtant arrêtée le 24 mars 2003. « Le jour où notre petitefille, Felicia, a disparu. »
Felicia Solomon avait 16 ans. Sa mère, Matilda, avait quitté Norway House pour Winnipeg, suite à un divorce. Pour offrir une autre vie à ses enfants. Darlene Osborne se souvient. « Felicia était très ouverte aux autres. Trop peut-être. Et elle n’avait jamais peur.» Ce soir-là, Felicia ne rentre pas à la maison. Pour ses proches, il devient très vite évident que les services de police ne prennent pas la mesure de cette disparition.
« On allait à sa recherche nous-mêmes dans les rues de Winnipeg. On collait des affiches qu’on avait fabriquées nousmêmes. Parce que rien n’était fait sérieusement par les services de police. Jusqu’à ce qu’en octobre, ils nous annoncent que les membres retrouvés dans la Rivière Rouge au début de l’été étaient ceux de Felicia. »
Dévastée, la famille Osborne se retrouve plongée dans un cauchemar qui, en réalité, a démarré en 1971. Avec la mort d’Helen Betty Osborne, sauvagement assassinée à 19 ans sur un terrain à Le Pas, où cette enfant de Norway House était partie étudier pour devenir enseignante. « Helen Betty Osborne était la cousine de mon mari. Elle a été tuée d’une façon atroce, par racisme. Mais il a fallu 16 ans pour arriver à la condamnation d’un des quatre auteurs du crime. Pourtant, ils étaient connus depuis le début. »
À l’époque déjà, les ratés de cette affaire avaient conduit à une enquête d’ampleur provinciale sur le traitement réservé aux Autochtones par les services judiciaires. Le gouvernement avait même présenté des excuses publiques. Une mince consolation aux yeux de Darlene Osborne. « Rien n’a changé. Parce qu’en 2003, le cas de Felicia n’a pas été traité différemment. Et ça a continué comme ça. En 2008, une autre cousine de mon mari, Claudette Osborne, a disparu à Winnipeg. Elle avait 21 ans. Elle n’a jamais été retrouvée. En 2009, c’est Hillary Wilson, qui fait aussi partie de la famille, qui a été assassinée. Elle avait 18 ans. Le coupable n’a jamais été identifié. »
“Je pense que cela vient de notre éducation chrétienne : « pardonner et oublier ». Mais qui peut oublier son enfant?”
Darlene Osborne
Alors, lorsque l’Enquête nationale sur les centaines de femmes et filles autochtones disparues et assassinées a été ouverte, la famille Osborne s’est montrée réticente. « Vous comprenez, ces disparitions, ces assassinats, ça détruit nos familles. Matilda est brisée, elle passe ses nuits à s’imaginer sa fille en train de supplier ceux qui lui ont fait ça. La soeur et les frères de Felicia ont de graves problèmes d’alcool, de drogue. Et on comprend bien pourquoi : ils n’ont personne à qui se confier. La seule réponse du système, c’est de leur donner des médicaments. Ça ne résout rien, les calmants. Ça crée une addiction.
« On s’est beaucoup réunis en famille pour parler de l’Enquête nationale. On se disait : À quoi bon? Et puis un jour, mon mari a dit : Il ne s’agit plus de Felicia uniquement. Si la majorité des familles à travers le pays veut une enquête, notre devoir est de les aider. Et c’est vrai, il est temps de faire entendre nos voix. Nous autres, Premières Nations, nous sommes trop longtemps restés silencieux. J’ai beaucoup réfléchi au pourquoi. Je pense que cela vient de notre éducation chrétienne : « pardonner et oublier ». Mais qui peut oublier son enfant? La douleur qu’on a ressentie en 2003 est la même aujourd’hui. Rien ne s’atténue. »
Darlene Osborne se fait donc porte-parole de la détresse autochtone. Invitée, au printemps dernier, à aller rencontrer à Ottawa les commissaires nouvellement nommés pour l’Enquête nationale, elle les invite à venir à Norway House. « Parce que pour le Manitoba, l’Enquête se focalisait sur le Sud de la province, rien n’était prévu pour le Nord. Mais il y a 32 Premières Nations dans le Nord! Je voulais que toutes les familles qui traversent ces mêmes épreuves puissent avoir le choix de s’exprimer.
« Parce que nos familles sont épuisées et profondément blessées que personne ne les entende. Certaines disparitions remontent à 20 ans, et rien n’a été fait. Des grands-parents, des parents sont morts sans avoir de réponses. La grand-mère en moi aimerait savoir avant de mourir ce qui est arrivé à Felicia.
« Alors oui, il y a une part d’espoir dans cette démarche. L’espoir que les enquêtes policières soient reprises du début, qu’on retrouve les coupables. L’espoir que cela nous permette de commencer à guérir. Parce qu’on n’en est pas là, aucun de nous. Mais je pense que ce qu’on espère tous, c’est qu’on ne nous oublie pas. »
Norway House, en tout cas, dont l’école porte désormais le nom d’Helen Betty Osborne, n’oubliera jamais ses quatre filles qui lui ont été enlevées.
Samantha Folster : pourquoi il faut reprendre l’Enquête
Samantha Folster est une conseillère de bande de la Nation Crie de Norway House. Elle voudrait que l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées soit reprise de zéro.
« Je n’ai jamais soutenu l’Enquête. Elle allait ouvrir la boîte de Pandore. Les familles ne vont pas entendre ce qu’elles ont besoin d’entendre. Nous savions que l’Enquête causerait de la douleur aux familles. Ce dont les familles ont besoin, c’est de guérison. Nous n’avions pas besoin de l’Enquête pour le savoir. Nous le savions, mais personne ne nous écoutait.
« L’Enquête doit être reprise de zéro pour répondre à ce besoin de guérison. Mais même si je ne suis pas d’accord avec le processus, pour aider les familles avec le côté émotionnel, je vais être une des assistantes quand ils seront à Norway House.
« J’ai subi l’expérience d’avoir un enfant disparu. Par la grâce de Dieu, je l’ai retrouvé. Ce sentiment de désespoir, de peur, de deuil, je ne le souhaite à personne. Mais je crois qu’il fallait que j’aie cette expérience pour commencer à comprendre le désespoir des familles. »
Les responsables de l’Enquête passent à l’offensive
Intitulé Nos femmes et nos filles sont sacrées, le rapport provisoire de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées insiste sur trois recommandations auxquelles le Fédéral devrait donner suite immédiatement.
Avant tout, le rapport recommande qu’Ottawa, en collaboration avec les provinces et les territoires, crée une équipe nationale spéciale de police pour évaluer et rouvrir des enquêtes sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Le rapport préconise aussi la mise en place d’un fonds commémoratif, ainsi qu’une augmentation des fonds alloués au Programme de soutien en santé – résolution des questions des pensionnats indiens de Santé Canada.
Dès son lancement, l’Enquête nationale avait été la cible de critiques de la part de familles et de représentants politiques autochtones. Le rapport provisoire attribue les manquements de l’Enquête à la bureaucratie fédérale. Quatre pages du rapport peignent une sombre image du rôle d’Ottawa et du Bureau du Conseil privé.
« Les politiques d’approvisionnement et d’octrois de contrats du gouvernement fédéral n’offrent pas la souplesse nécessaire pour indemniser les Aînés, les Gardiens du feu sacré ou les conseillers culturels en temps opportun. […] Ces délais ont dissuadé les membres des communautés et les organisations autochtones de travailler officiellement avec la Commission d’enquête […]. » (p. 75)
À ce jour, 905 familles se sont inscrites pour témoigner devant l’Enquête nationale. Le gouvernement Trudeau avait initialement débloqué 53,8 millions $ sur deux ans pour la tenue de l’Enquête. Le rapport provisoire demande une augmentation du temps alloué, ainsi que des moyens financiers supplémentaires, sans plus de précision.