D’où vient l’insécurité linguistique, ce déficit de légitimité des locuteurs pour qui le français de France reste souvent la référence? Trois experts décryptent les origines de ce mal plusieurs fois séculaires.

Par Lucas PILLERI (Francopresse)

Pour Michel Francard, linguiste expert en la matière, l’insécurité linguistique est le sentiment d’illégitimité que ressentent des locuteurs à l’égard d’un prétendu modèle. « Pour les francophones, c’est le modèle mythique du français de Paris. C’est une construction, une idéologie. »

La situation prévaudrait depuis le Moyen Âge. Le professeur de l’Université catholique de Louvain en Belgique pointe du doigt une série de témoignages d’auteurs des 12e et 13e siècles qui se plaignaient déjà d’être moqués à la cour du roi de France parce qu’ils n’employaient pas les mots en usage à Paris. « C’est pour moi la racine d’une insécurité qui continuera de se développer à travers les siècles », perçoit-il.

L’insécurité se renforce aux 16e et 17e siècles, lorsque le français devient langue nationale, comme en témoigne l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539 qui impose le français comme langue de l’administration, du droit et de la justice. « C’est un moment charnière, où l’on commence à se dire que le français a une grande destinée et qu’il faut en faire une langue mise en règle, lui donner une forme reconnue. » 

Ainsi entrent en scène une série de grammairiens pour codifier la langue. « Le sommet, c’est Richelieu qui crée l’Académie française [en 1635], garante de l’usage. » Le premier dictionnaire de l’Académie française date par ailleurs de 1694.

Outre-Atlantique, l’insécurité gagne les Canadiens français dès 1763 avec le Traité de Paris qui signe la cession du Canada aux Britanniques par les Français, ponctuant la guerre de Sept Ans. La population se retrouve alors isolée de la France et se rapproche des anglophones. Rapidement s’installe « une dépendance linguistique » selon Michel Francard.

L’école, vectrice de l’insécurité

Si le 17e siècle est celui de la standardisation du français, il faudra attendre le 19e pour que les masses soient affectées. Car la normalisation est dans un premier temps réservée à l’élite. « Il n’y avait pas du tout l’intention d’uniformiser la langue du peuple, précise France Martineau, professeure éminente à l’Université d’Ottawa. On voulait vraiment une langue polie pour l’honnête homme, une hiérarchie du bon usage. » 

Après la Révolution française, grâce à la scolarisation et l’alphabétisation en plein essor, « l’école devient une institution du savoir-vivre et du savoir-parler », note la directrice du laboratoire Polyphonies du français. La bourgeoisie française instaure de nouveaux modèles linguistiques et l’écart se creuse avec ses cousins canadiens. Au gré de leurs voyages, les élites canadiennes se rendent de plus en plus compte que leur français ne reflète plus celui en vogue à Paris.

S’ensuit alors dès le 19e siècle une tentative d’alignement sur le nouveau modèle français. De nombreuses chroniques de l’époque appellent les Canadiens à se corriger : « On expliquait aux gens qu’ils parlaient mal », rapporte Annette Boudreau, professeure émérite en sciences du langage à l’Université de Moncton.

« Ne dites pas, mais dites plutôt… ». La chasse aux expressions franco-canadiennes était lancée. Ces campagnes émanaient de personnes et d’organismes « prétendument savants », estime Michel Francard, et trouvaient un large écho dans les médias. « On niait les composantes les plus spécifiques des variantes de français », constate-t-il.

L’émancipation en marche

Puis, dans les années 1960, plusieurs pays francophones, ainsi que le Québec, revendiquent l’autonomie de leur langue. C’est à ce moment-là qu’est créé l’Office québécois de la langue française. Le but : créer un nouveau français standard qui ne soit pas axé sur Paris. « Ils voulaient agir contre les représentations intériorisées de leur propre parler, d’une forme idéalisée de la France », analyse Michel Francard. Les variétés de français commencent ainsi à être valorisées et étudiées.

Si le travail a porté ses fruits pour le Québec, il n’en est pas de même pour les autres communautés francophones, notamment au Nouveau-Brunswick. « Il n’y a pas du tout les mêmes outils politiques et ressources financières nécessaires », observe Annette Boudreau. Les francophones hors Québec restent victimes d’une double insécurité face aux modèles français et québécois, donnant naissance à « des mouvements de contre-légitimité », par exemple sur la scène artistique avec l’emploi du chiac. 

Malgré tout, l’Acadienne note un changement des mentalités qu’elle ne trouvait pas auparavant. Le français acadien est aujourd’hui enseigné à l’école et les enseignants « sont très ouverts et conscients », eux-mêmes victimes d’insécurité dans leur jeunesse.

Même constat pour Michel Francard, pour qui tout n’est pas réglé cependant : « Il y a un accueil plutôt bienveillant pour le patrimoine linguistique, surtout pour le lexique. Mais la prononciation reste un lieu d’illégitimité », modère-t-il.

À la différence des autres aires linguistiques, le français reste toutefois très centralisé à Paris. « Un Américain rigolerait si on lui prétendait que la norme est l’anglais de la reine d’Angleterre. Et on n’imagine pas imposer aux pays d’Amérique du Sud l’espagnol d’Espagne! », évoque le spécialiste belge.