L’Association des juristes d’expression françaises du Manitoba (AJEFM) a appris de source sûre que le gouvernement fédéral s’apprête, dans les prochains jours, à nommer deux juges à la Cour du Banc de la Reine qui « ne remplissent pas les aptitudes requises pour être désignés bilingues ». Un coup dur pour consolider la capacité de ce tribunal de servir les justiciables en français.

 

Par Ophélie DOIREAU

 

Un nouveau juge vient d’être nommé à la Cour du Banc de la Reine : Theodor Bock.

Guy Jourdain, le directeur général de l’AJEFM, cerne le contexte en entrevue avec La Liberté le 5 février :

« À l’heure actuelle, il y a deux postes vacants. Un au sein de la Division de la famille, et un autre au sein de la Division générale.

« Nous avons non seulement besoin de juges bilingues au Banc de la Reine, mais nous avons également besoin d’atteindre une masse critique de juges bilingues pour l’ensemble des tribunaux du Manitoba. La situation est d’autant plus problématique puisqu’on ne s’attend pas à de nouvelles nominations de juges avant quatre ou cinq ans.

« Nous avons la responsabilité de desservir une clientèle spécifique : celle des nouveaux arrivants qui parlent leurs langues et le français. Ils sont donc, dans l’optique canadienne, unilingues francophones. Nous sommes conscients qu’ils vont améliorer leur anglais. Mais ils préfèreront forcément parler dans la langue dans laquelle ils sont le plus à l’aise.

« De plus, lorsqu’on a recours à des interprètes il y a un filtre qui se crée et la compréhension n’est pas complète. »

Guy Jourdain poursuit sa mise en perspective : « Pour se dire bilingue, un juge doit répondre à six aptitudes linguistiques dans les deux langues officielles : lire des documents de la cour, discuter d’affaires juridiques, converser avec un(e) avocat(e), comprendre les observations orales, rédiger des décisions et présider des audiences. »

« Disons le clairement : le manque de juges bilingues n’est pas qu’une considération pour l’AJEFM, il doit aussi interpeller tous les organismes francophones qui ont un rôle au niveau social en général et au niveau de la famille en particulier. Comme par exemple : la Société de la francophonie manitobaine, l’Accueil francophone, Pluri-elles. »

Pour ce qui a trait aux nominations de juges, Guy Jourdain reconnaît que la tâche du Fédéral est plus facile pour des nominations à la Division générale qu’à celle de la famille. « C’est plus dur parce qu’ils veulent nommer quelqu’un qui a exercé dans le domaine du droit de la famille. Or le bassin de candidats est assez limité. »

L’impopularité du droit de la famille

D’ailleurs dans une entrevue du 6 novembre 2019 avec La Liberté, Guy Jourdain soulignait déjà le problème du manque d’avocats bilingues dans le domaine du droit de la famille. « Il y a plusieurs explications à ce phénomène. Déjà il s’agit souvent d’une clientèle avec peu de moyens financiers. Ils font donc appel à l’Aide juridique, qui repose sur des tarifs vraiment peu élevés, voire même à aller jusqu’au bénévolat.

« Ensuite il y a le fait que c’est un domaine stressant. Tu entends des conflits personnels tout le temps, c’est assez exigeant. Et les procédures peuvent être longues et compliquées.

« Je pense aussi que le problème de perception des étudiants face au droit de la famille peut être un frein à développer un bassin de candidats bilingues. »

En effet, le droit de la famille semble être un domaine qui n’attire ni les francophones, ni d’ailleurs les anglophones. « Pour le côté francophone, il y a des programmes d’études en droit en français. Mais il n’y a pas assez d’efforts entrepris. Ça pourrait s’expliquer par le fait que le besoin n’était peut-être pas aussi fort avant la vague d’immigration de francophones. »

Guy Jourdain insiste sur cette nouvelle réalité : « La politique d’immigration fédérale est telle qu’elle met beaucoup de choses en place pour assurer l’épanouissement de la francophonie manitobaine. Mais il va falloir penser aussi aux tribunaux et plus largement aux services juridiques. »

Lorna Turnbull, professeure de droit à l’Université du Manitoba (1), abonde dans le sens de Guy Jourdain. « D’un point de vue pratique, je ne sais pas si la situation face aux tribunaux est la même pour les anglophones. Je sais juste que la situation est préoccupante pour ceux qui demandent des services juridiques en droit de la famille en français.

« La clientèle est souvent celle des nouveaux arrivants. Ils n’ont pas les moyens d’engager un avocat alors ils ont recours à l’aide juridique. »

 

(1) Lorna Turnbull est responsable avec son collègue professeur Gerald Heckman de la mise sur pied d’un programme de certificat de common law en français à l’Université du Manitoba. Un travail pionnier pour le Manitoba. Voir La Liberté du 26 juin au 2 juillet 2019

 

Banc de la Reine : état des lieux

À l’heure actuelle, dans la Division générale de la Cour du Banc de la Reine, il y a 21 juges et six surnuméraires. Un poste était vacant, à l’heure d’écrire ces lignes.

Dans la Division de la famille, il y a 12 juges et trois surnuméraires. Et, à l’heure d’écrire ces lignes, un poste était vacant.

Seulement cinq au sein de la Division générale sont susceptibles d’entendre des causes en français :

  • le juge en chef Glenn Joyal ;
  • le juge en chef adjoint Shane Perlmutter ;
  • le juge Gérarld Chartier ;
  • la juge Brenda Keyser ;
  • la juge Anne Turner.

Depuis le départ à l’autonome 2018 de la juge Marianne Rivoalen de la Division de la famille pour la Cour fédérale, aucun juge dans cette Division ne possède une connaissance suffisante du français pour présider des audiences dans cette langue.

Du fait d’obligations administratives, le juge en chef Glenn Joyal et le juge en chef adjoint Shane Perlmutter entendent un nombre limité de causes.

La juge Keyser a pris sa retraite et siège comme juge surnuméraire. Seul les juges Gérarld Chartier et Anne Turner (nommé en 2019) instruisent en français dans la Division générale et dans la Division de la famille.

 

Comment on devient juge au Banc de la Reine?

Guy Jourdain, le directeur général de l’AJEFM, détaille le processus pour devenir juge au Banc de la Reine. « Après avoir exercé le droit pendant au moins 10 ans,  les avocats intéressés à devenir juge doivent remplir un dossier avec leurs antécédents personnels, professionnels. Puis leur demande est examinée auprès d’un comité composé de membres du Barreau, de la magistrature et du grand public.

« Le comité soumet une recommandation. C’est le ministre de la Justice fédéral qui va prendre la décision finale.

« Dans le cas de la nomination d’un juge en chef, la décision relève du Premier ministre du Canada. »

Le bilinguisme est pris en compte dans les étapes décisionnelles. Mais pas assez, estime Guy Jourdain : « Les membres du comité sont conscients qu’il existe des garanties constitutionnelles pour les justiciables francophones. Mais il reste un travail à faire pour que les acteurs prennent davantage conscience du récent afflux de nouveaux arrivants unilingues francophones. »