Récit recueilli par Bernard Bocquel

Pour écrire des romans, il faut des mots et de la grammaire. Pour peindre des tableaux, un canevas et des tubes de peinture. Pour sculpter, il faut de la pâte à modeler, du bois, de la pierre, de l’acier, du bronze ou alors de la neige et du froid. Par-dessus tout, il faut un outil bien affilé, serviable pour tous les matériaux : ton imagination.

Surtout quand on veut se servir du froid pour faire arriver quelque chose, il n’y a pas moyen de se passer de l’imagination. Mon patron aux Ressources naturelles, Walter Danyluk, était en charge des parcs provinciaux. Il cherchait toujours à les rendre plus attractifs. Une bonne fois il était revenu de Banff où il avait vu des patenteux couvrir de neige mouillée des squelettes fabriqués avec de la broche à poule. Avec la technique du modelage, ils pouvaient réaliser des gros bétails, vides à l’intérieur.

Walter Danyluk m’avait encouragé à construire un décor dans le Whiteshell, à l’entrée de la route qui menait au centre de ski du lac Falcon, où on trouve quelques belles pentes. Une manière de souhaiter la bienvenue aux sportifs. On partait de zéro. Il fallait écrire une première page, ramasser les mots qu’on connaissait et bricoler une toute première phrase avec des blocs de glace, des paquets de neige et de la barbotine, de la slush, comme on dit en anglais.

Le mélange de matériaux a donné un résultat effrayant, j’oserais carrément dire écoeurant. Bilingue, ça ne veut pas dire parler deux langues en même temps. Et en plus, on avait rajouté un accent, en barbouillant de la peinture. Mais il fallait bien commencer quelque part. Des fois, il faut aussi savoir reconnaître que l’imagination ne règle pas tout !

On était encore au début des années 1960, un peu avant que mon patron m’envoie au Pas où les gens de la place organisaient un Festival des trappeurs. J’y suis allé bien des années. Je venais rien que pour mettre du décor dans la petite ville du Nord.

Les premières années, on continuait d’utiliser la barbotine pour faire du modelage, comme les enfants jouent avec de la pâte à modeler.

Justement, Walter Danyluk avait compris l’importance de sensibiliser les jeunes au monde de l’art.

Alors on a aussi eu comme instruction de donner des cours de modelage dans des écoles à Le Pas et à Thompson. Il faut dire que c’est plus facile de faire de la sculpture que de la peinture. Parce que là, tu n’es pas vraiment obligé d’inventer : tu fais en trois dimensions.

Certains ont prétendu que Gabrielle Roy a eu le Prix Fémina pour Bonheur d’occasion pour des raisons politiques. Après la guerre, les Français avaient besoin du blé canadien. Alors on a raconté qu’un petit clin d’oeil littéraire en direction des cousins canadiens ne pouvait pas nuire. Qui sait où est la vérité? En tous les cas, c’est certain qu’il faut se méfier autant de l’égo des artistes que de l’égo des politiciens.

Ce qui est tout aussi certain, c’est que sans Sterling Lyon, on ne serait jamais allé au Carnaval de Québec. Le Premier ministre du Manitoba n’a pas laissé un trop bon souvenir dans la Canayennerie, mais on doit bien reconnaître que c’est lui qui avait placé René Préfontaine au poste de sous-ministre aux Affaires culturelles. Préfontaine était de Saint-Pierre-Jolys, et moi de Saint-Pierre-Sud. Un jour à la fin de 1980, il m’a remis une invitation pour aller sculpter au Carnaval de Québec. Apparence que depuis des années, l’invitation allait à la poubelle. La Province a payé les frais pour moi et mon collègue Don Berg. Comme il fallait présenter des équipes de trois au concours, René Préfontaine a été prêt à défrayer les coûts pour Miguel Joyal, qui avait déjà de l’expérience avec la sculpture. La mère de Miguel, Marie Dandenault, venait aussi de Saint-Pierre-Jolys.

Ça fait que notre première trotte au Carnaval de Québec remonte à février 1981. Le concours avait lieu sur la rue Sainte-Thérèse, dans le bas de la ville, dans le monde des travaillants, qui avaient depuis des années déjà développé dans leur quartier un esprit de carnaval. On a été la première équipe venue de l’extérieur du Québec. On est venus sculpter dans un esprit canayen.

J’avais pensé pour ça à La petite poule d’eau de Gabrielle Roy, un roman où le petit monde se faisait un monde à eux-autres-mêmes.

Dans le temps, les petites fêtes bien simples étaient connues comme des bals à l’huile. J’ai fait un croquis très simple pour montrer à Berg et Joyal ce que j’avais en tête. J’avais intitulé la scène Bal à l’huile à la Petite Poule d’Eau.Pour mettre de la vie dans la sculpture, j’ai fait comme Gabrielle dans son roman : je nous ai inventé un personnage de capucin. Le nôtre était un jovial, qui en plus jouait de l’accordéon. J’imagine qu’il devait aussi venir du monastère de Toutes-Aides et dire de temps en temps la messe à Portage-des-Prés.

Notre bon capucin n’était pas comme le vieux curé de Saint- Pierre, Adonias Sabourin. Lui, il condamnait strictement la danse. Il voyait dans la danse une source de péché. Sabourin voyait d’ailleurs des péchés partout. Il ne devait pas connaître ce sage dire : On ne voit pas les gens comme ils sont, mais comme on est.

Les visiteurs sur la Sainte-Thérèse ont aimé le côté joyeux de notre sculpture. À ce temps-là, Gabrielle Roy vivait pas loin de là, au Château Saint-Louis, un gros bloc à appartements qui fait face aux Plaines d’Abraham. La référence à la romancière a échappé à la grande masse du monde, pas intéressée à la littérature pantoute. De toutes les façons, on a fait la sculpture pour s’exprimer, pas pour les petits-Q publics. On a joué avec la barbotine pendant deux jours.

Comme on participait à un concours national, des juges sont passés. Pas possible de savoir si, comme pour le Prix Fémina, ils ont décidé de mettre un peu de politique dans leur choix. On ne sait jamais. Toujours est-il que le Manitoba a obtenu le 1er prix. L’honneur nous a permis de participer au concours international.

Pour le cas où ça se produirait, j’avais préparé un dessin plus élaboré, en grand format, avec un quadrillage, pour que chacun sache quoi faire à quel endroit de la pièce. L’idée de cette sculpture, c’était d’apporter un parfum autochtone des Prairies en faisant revivre au froid la légende du cheval blanc. On voulait montrer une allégorie de l’amour sous le signe de l’esprit des neiges. (1) Là encore, le jury nous a remis le 1er prix, ex æquo avec le Maroc.

La première trotte à Québec a été le début d’une belle histoire. Avec différents compagnons de neige, je suis allé une trentaine de fois au Carnaval de Québec. La deuxième année, pour faire plaisir aux enfants, avec Don Berg et Harry Harvey, on a modelé à la barbotine Margot et Ti-Galop. Ça s’est adonné que les juges aussi avaient un cœur d’enfant. Ils nous ont encore octroyé la première place.

Ce qui nous a donné la chance de présenter à l’international La légende des clairons, une sculpture inspirée d’un texte du poète et collègue de travail Jim Tallosi. Les clairons, c’est la façon canayenne de parler des aurores boréales. Cette fois-là, le jury nous a accordé la deuxième place. Le premier prix était allé à des sculpteurs italiens.

En 1983, j’étais retourné rue Sainte-Thérèse avec Jim Tallosi et Nick Burns, un ami peintre. À ce temps-là, avec Nick, Don Berg et John Buckner, on avait été sollicité par un jeune artiste, Gary Tessier, pour présenter une exposition au Centre culturel franco-manitobain. Gary était le nouveau responsable de la programmation culturelle. Il a présenté les quatre B : Berg, Buckner, Burns et Bérard. J’en avais profité pour montrer au public du Centre culturel des documents et des objets en lien avec notre travail à Québec. Gary avait démontré un intérêt à participer, si une occasion se présentait.

L’occasion s’est présentée pas trop longtemps après. Deux Canayennes de Saint-Adolphe, Lina Le Gal et sa sœur Juliette, étaient impliquées avec la Commission de la capitale nationale. Ce monde-là cherchait toujours des artistes de toutes les sortes. Elles avaient eu vent des concours gagnés par l’équipe du Manitoba au Carnaval de Québec. Juliette Le Gal m’a contacté pour faire la pièce nationale pour ouvrir les festivités de l’édition 1985 du Bal de neige à Ottawa.

Je me suis une nouvelle fois inspiré d’un poème de Jim Tallosi. Cette fois-là The Fours Winds, Les quatre vents. C’était aussi notre premier essai avec Les quatre vents. On l’a reprise des années plus tard à Québec, à Saint-Boniface. Il faut dire qu’on a voyagé en masse sur le poème de Jim.

L’inspiration lui était venue d’une sculpture en métal que j’avais patentée au milieu des années 1950, quand je travaillais encore les étés dans les tours à feux du Whiteshell, où se trouve le sanctuaire des outardes de Alfred Hole. Une idée m’était passée par la tête.

Ma cabane était à côté du garage des soudeurs. J’avais accès à de la ferraille en masse et à tout l’équipement nécessaire. À ce temps-là aux beaux-arts à Montréal, pendant les trois premières années d’études, on touchait à tout, pour aider les étudiants à trouver leur chemin.

Une des versions des Quatre Vents, au parc du Voyageur en 1984. Gracieuseté : Jim Tallosi.

La sculpture avait été installée à Rennie, un coin de pays que Jim avait découvert comme moi à la faveur d’un emploi d’été dans le Whiteshell. Le poème qu’il en a tiré m’a poussé à le faire vivre en neige. Et là je dis bien en neige : Jim, Gary et moi,on s’est retrouvé à Hull devant un colosse de bloc. Il mesurait 16 pieds par 16 pieds et avait 25 pieds de haut. Du très gros bétail ! Finis la barbotine et le modelage.

Maintenant, en plus de l’imagination, il fallait faire appel à de nouveaux outils : des pelles, des bêches, des truelles, des râpes et la grande scie des bûcherons, le godendard.

On avait devant nous le bloc parfait, un des plus beaux qu’on n’a jamais eus. Avec de la neige aussi belle, on pouvait commencer à s’appeler des neigistes.

Une belle neige pour un neigiste, c’est d’abord de la neige toute blanche qui a été confiée à une personne qui connaît la neige, qui l’aime, qui sait, qui sent comment elle se comporte. C’est capricieux, la neige. Elle a un tempérament d’ultrasensible. Elle va réagir au moindre changement de température.

Pour un neigiste, une neige de rêve, c’est une neige qui a été bien brassée. Il faut qu’elle ait été complètement réveillée avant d’être soufflée dans les formes du bloc. Ensuite, il faut la laisser se rendormir pour la tailler, pour faire apparaître les lignes souhaitées.

La sculpture sur neige, c’est la soif de créer des lignes pures, des harmonies, des mouvements, des élans. Le neigiste pratique l’art du froid en blanc. Un art temporaire de nature, pour ainsi dire.

Le plaisir du neigiste, c’est de faire. Parce qu’une fois la sculpture finie, elle est déjà entrain de mourir.

Gary Tessier était revenu enchanté de son baptême du blanc. Quelques années après, il est devenu directeur de la programmation au Festival du Voyageur. On peut dire qu’à partir de la fin des années1980, la sculpture sur neigea aussi pris son envol chez nous. (2) Avec l’appui du Festival, les blocs de neige ont pu se multiplier. D’abord au parc Provencher, après au parc du Voyageur. L’art de la neige a aidé à attirer les foules au Festival.

Dans ces années-là, trotte par ci, trotte par-là, la saison des sculptures était occupée et ça faisait toujours plaisir de faire équipe avec du nouveau monde, qui participe avec un regard bien personnel. Des fois, le blanc devient tellement lumineux qu’on manque de recul pour apprécier l’évolution des lignes de la sculpture. Rien n’est plus important qu’un oeil bien aiguisé pour voir si la sculpture va dans la bonne direction.

En 1988 au parc du Voyageur, on m’avait confié un gros morceau qui m’avait donné envie de mettre en neige la chanson de Félix Leclerc, Le train du nord. C’était en 1988. Je m’en souviens parce que cet été-là, Félix Leclerc est parti pour le Nouveau Monde. Un adon. J’ai jamais été d’accord avec ses idées politiques, mais il avait le tour de chanter des paroles qui faisaient voyager l’âme canayenne. J’ai toujours respecté l’imagination poétique de Félix.

Pour Le train du nord, j’ai pu compter sur l’aide de David MacNair. On se connaissait déjà. Il était à ce moment-là le graphiste de La Liberté, où j’aimais faire mon tour, jaser avec l’équipe du journal et apporter des nouveaux Cayouche.

Le bloc fourni était gros, le froid était bon, mais la neige pas très belle, assez difficile à travailler. Et pleine de surprises : on grattait, on grattait. À un moment, on est tombé sur une bottine. La chienne nous a pris. D’un coup que… L’imagination, ça peut aussi être verreux. Ça peut te donner la frousse.

À un moment, j’ai proposé une truelle à David. J’ai vite senti qu’il avait l’oeil du neigiste. Il a sorti une belle ligne de rail.Au fil des décennies, lui et son équipe du G4 ont créé toutes sortes de beaux morceaux à travers la ville de Winnipeg.Sans oublier les sculptures monumentales à l’entrée du parc du Voyageur. (3)

C’était toute une équipe, ce groupe-là. Ils ont fait de l’immense, du colossal, de l’incroyable. Des fois pour y arriver, ils travaillaient quasiment jour et nuit. À Québec, ça nous est aussi souvent arrivé de travailler 24 heures d’affilée pour finir le bloc à temps pour l’ouverture du Carnaval.


(1) La légende du Cheval blanc raconte l’histoire tragique d’une belle jeune femme assiniboine et de l’élu de son cœur, un Cri qui avait offert au père de la belle un cheval blanc doté de qualités exceptionnelles pour l’obtenir en mariage. Un prétendant sioux éconduit voulut se venger. Le couple prit la fuite. Les deux furent tués parce que la belle sur le cheval blanc retenait sa monture pour rester avec son mari qui montait un cheval moins rapide. Personne ne put jamais attraper le cheval blanc. (Une version racontée par Henri Létourneau a été publiée dans La Liberté du 3 septembre1981.)

(2) Vérification faite avec Gary Tessier, qui s’est creusé les méninges, les premiers blocs datent de l’édition 1987 du Festival du Voyageur. Ainsi advint la Galerie hivernale au parc Provencher. En 1992, elle fut déplacée au parc du Voyageur. Elle rejoignait ainsi les blocs formés pour les participants au Symposium international.

(3) Le groupe G4 était formé de David MacNair, Barry Bonham, Dave Maddocks et Jim Alexander. Les sculptures monumentales exigent d’enlever à l’occasion une masse appréciable de neige. Les neigistes sont reconnaissants d’avoir l’aide d’une ou deux personnes qui dégagent la neige indésirée. Pendant des années, ils ont pu compter sur les services bénévoles de Gérald Paquin, qui s’était vu affublé du sobriquet de Sisyphe, puisque le pelletage de la neige pour nettoyer les alentours de la sculpture en devenir doit toujours être recommencé.


Le Couchant (2001), Carnaval de Québec. L’œuvre a remporté Le cristal des artistes, un prix attribué par les autres neigistes participants au concours. Photo : Jean Bérard, gracieuseté Réal Bérard.

En 1990, à la veille de quitter le gouvernement provincial, j’ai participé à organiser un Symposium international de sculptures sur neige. La compétition avec moi-même, d’accord. La compétition avec les autres, ça ne m’intéresse pas pantoute. Du monde comme David et Gary était bien d’accord.

Grâce à la machine du Festival, il a été possible de commencer à faire venir des sculpteurs de France, des États-Unis, de Suisse… Gary m’avait remis trois billets d’avion d’Air Canada et mis en charge de trouver une équipe mexicaine. Dans le temps de Noël, avec Eva, on allait chez sa mère à Mexico.

Je ne connaissais pas de sculpteurs mexicains. Pendant mes études à l’Instituto Politécnico Nacional, j’étais dans le monde des muralistes, pas des sculpteurs. Un dimanche matin, il m’a pris de prendre une marche en plein centre-ville. Donner trois billets d’avion, c’est une responsabilité importante. Heureusement, souvent dans la vie, ce qui doit arriver, arrive.

J’ai vu une église. Il y a toujours une plaza devant les églises. C’est comme si un aimant m’avait attiré vers celle-là. C’est drôle dans la vie comment les choses finissent par arriver. Il y a quelque chose de mystérieux quand même. Disons que c’est la destinée. Un petit groupe d’artistes était en train de peindre. Je leur ai expliqué l’idée du Symposium. C’était un peu flou pour eux. Ils n’avaient jamais entendu parler de sculpture sur neige.

J’ai demandé qui était en charge. C’était Gustavo Bermudez. Je leur ai dit : Voilà les billets. Parlez-en entre vous. Je vais revenir demain. Le lendemain, ils avaient décidé qui irait à Winnipeg. Ils voulaient que je choisisse un de leurs dessins. J’ai dit : Réglez ça entre vous autres, je ne suis pas un juge.

Pendant des années, Gustavo s’est organisé une équipe. La première fois, en 1991, il est venu avec Bruno et Teresa. La participation des Mexicains a ouvert la porte à toute l’Amérique latine. Après, il est venu au Symposium du monde de l’Équateur, de la Colombie, du Brésil. Anna Cristina Mejia Botero, la Bolivienne, est venue plusieurs fois. Comme Rene Coti du Guatemala. Lui avait une connexion particulière avec les Quatre vents.

Comme de raison, la plupart des Latinos n’avaient jamais sculpté la neige. Tous ont pu relever le défi de s’exprimer par la neige sans subir la pression de la compétition. Au contraire, pendant les cinq jours du Symposium, les occasions de rencontres allaient de soi. Surtout les années de grand frette, quand ça fait du bien de se réchauffer un brin dans une tente accueillante.

Une année, un Cubain était venu tout seul. Le pauvre yabe, tout seul avec un gros bloc. L’équipe américaine le regardait du coin de l’oeil. Quand ils ont terminé leur morceau, ils ont demandé au Cubain s’il voulait de l’aide. Ils ont tous travaillé ensemble comme des frères. Qui aurait pensé ? Par chance, dans le monde des arts, ça ne fonctionne pas comme dans le monde de la politique.

Chez les artistes, c’est l’affaire de rencontrer un autre groupe. C’est bien important de se retrouver proche d’autres manières de voir les choses. Comme c’est important d’aller fouiller pas juste dans le monde de la littérature et de la poésie, mais aussi dans celui de la musique. Il faut fouiller et essayer. C’est pour ça que la solution, c’est le Symposium. Tu chantes ta chanson, puis tu sacres ton camp et tu te trouves une autre occasion d’entonner ta prochaine chanson.

Quand une équipe d’Inuits était avec nous au parc du Voyageur, tout le monde pouvait admirer leur habileté à tailler la neige, à dégager du bloc des formes simples et puissantes. Eux sont habitués à faire beaucoup avec quasiment rien. Dans leur environnement, ils n’ont pas le choix. De toutes façons, pourquoi compliquer les choses pour rien.

Après mon temps au gouvernement, il a fallu s’arranger pour se trouver des commandi-taires pour nos voyages de neige. Le Bal de neige à Ottawa défrayait les coûts. Quand on pouvait y aller, ensuite on se rendait par train à Québec avec des billets gratuits. On a été des enfants gâtés. La bonne chance a souvent été au rendez-vous. Il y en a qui l’ont et d’autres qui l’ont pas ou beaucoup moins. Pourquoi ? Quien sabe ?

C’est aussi vrai que bien des fois, on a sorti de l’argent de nos poches. Après tout, c’est pas rare de devoir payer pour avoir le plaisir de t’amuser. Le privilège de faire parler la neige, d’essayer de lui faire atteindre un état de grâce, a un prix.

Je me souviens bien de notre voyage de 1992 à Québec. Pas parce qu’on nous a remis le premier prix au concours national, mais parce que cette année-là, on a pu rendre hommage à la fois à Gabrielle Roy et à mon vieux patron.

Walter Danyluk a souvent déploré qu’on n’enseignait pas la plaine aux enfants nés dans les Prairies. Il n’acceptait pas d’entendre : Ici il y a rien à voir. Lui savait regarder au-dessus de l’horizon, lui aimait plonger dans la nuagerie des plaines pour se perdre dans d’immenses Himalaya.

L’imagination est un outil qui se cultive. Comme savait aussi en témoigner Gabrielle Roy. (4)

J’ai de nouveau fait appel au monde de notre chère vieille Gabrielle en 2001, d’abord au Carnaval de Québec avec Le couchant (5), ensuite au Bal de neige d’Ottawa. La date est facile à retenir, parce qu’on sculptait sur la Colline parlementaire et que l’endroit n’a plus été utilisé après ça, à cause des attentats du 11 septembre 2001. Je faisais équipe avec Gary Tessier et mon neveu Roger Bérard.

J’avais encore choisi un passage de La petite poule d’eau, mais cette fois j’ai voulu mettre en lumière le visage de Gabrielle elle-même. L’idée avait plu à la députée fédérale Judy Wasylycia-Leis, qui nous avait rendu visite, comme quelques années avant le sénateur Gildas Molgat. Lui aussi avait dû apprendre que des Manitobains sculptaient sur la Colline. Aucun n’avait eu l’idée de nous proposer de pelleter la neige qu’on enlevait du bloc.

Pourtant, c’est encore plus intéressant de pelleter que de sculpter. Forcément, quand tu sculptes, tu dois te concentrer sur les lignes. Tandis que la personne qui déneige peut rentrer dans une autre dimension. Pelleter, c’est la plus belle place pour penser à toutes sortes de choses.

Quand Jim Tallosi pelletait, à des moments on lui demandait : Ça marche ou ça marche pas ? Regarde et dis oui ou non. C’est juste là qu’il ne faut absolument pas penser. Parce que si tu te mets à penser, c’est déjà trop tard. Comme déneigeur, puisque tu fais partie de l’âme du groupe, tu fais tout autant partie de l’œuvre.

Nuagerie (2022). En souvenir du double hommage en neige à Gabrielle Roy et Walter Danyluk réalisé à l’occasion du Concours national de sculptures sur neige à Québec en 1992. Illustration : Gracieuseté Réal Bérard.

On était en train d’achever le buste de Gabrielle quand il s’est mis à pleuvoir. Peut-être que la romancière avait fait alliance avec Mère Nature. On sait bien à quel point à un temps de sa vie d’écrivaine, Gabrielle Roy a fait tout son possible pour s’épargner les mondanités.

Toujours est-il que la température était remontée à plus 4 ou 5 degrés, qu’il s’est mis à pleuvoir, que la pluie s’est transformée en tempête de verglas, avec des vents à décorner les boeufs. Ensuite, dans le temps de le dire, il a fait moins 30. On n’a jamais pu terminer la sculpture. Les organisateurs avaient fermé le site. C’était rendu trop dangereux. Dans la vie, pour le neigiste comme pour tout le monde, l’important c’est de faire du mieux qu’on peut, tant qu’on peut.

Une des grandes beautés quand on pratique l’art du blanc, c’est que les neigistes sont bien placés pour comprendre le respect dû à Mère Nature. Parce que c’est entendu d’avance, c’est elle qui a le dernier mot. Il faut toujours rester dans l’humilité, accepter parfois de changer les plans, être prêt à ajuster des volumes au fur et à mesure.

Si la neige devient trop pesante, les lignes vont tout de suite s’en ressentir. Au départ, pour s’éviter des méchantes surprises, il vaut mieux penser à faire un morceau fort, solide, au moins pour permettre à la sculpture de rester intacte un petit temps après son achèvement.

En 2009 à Québec, pour honorer le centenaire de la naissance de la bonne Gabrielle, avec Gary et son fils Denis, on s’est entendu pour mettre en scène Les vieux petits chênes au bout de la rue Deschambault, là où petite fille elle aimait tant se réfugier pour rêver aux grands espaces et aux mondes à découvrir. (6)

Quelle joie de faire ressortir en s’amusant des lignes de chênes dans un bloc de neige! Moi aussi je me suis retrouvé tout petit à la Rivière-aux-Rats, au bout de la pointe à Curé, en compagnie du Vieux Chêne, un des plus vieux êtres vivants du Manitoba.

Parfois il arrive d’avoir le droit de vivre des moments de rêves, mystérieux, proches de l’hypnose, quand le privilège de créer sans penser t’est donné. Des moments où surtout, tu ne veux pas te mettre à penser, parce que tu sais que tu cours le risque que toute la patente s’effoire, que l’âme en train d’apparaître redisparaisse. On ne peut pas questionner une âme, lui demander comment elle est rentrée. C’est même pas la peine d’essayer de vouloir comprendre. C’est pas explicable.

Chez les écriveux, comme les peinturlureux et les neigeailleux, le plus important, c’est de faire arriver l’âme dans la matière. Ils disent bien que l’âme, c’est la seule chose qui survit après la mort. Alors c’est que ça doit être vraiment important de réussir son coup.

Au bout du compte, nos petites vies ressemblent tellement aux sculptures sur neige. Elles ont ce côté éphémère, qui parfois nous tracasse. Et pourtant la sculpture sur neige nous apprend que nous devrions traverser nos existences comme un rêve. Les plus réussies ont l’art de se présenter quasiment comme une apparition. C’est toute leur beauté.

Après tout, peut-être que l’art du froid en blanc est en avance sur notre temps, encore trop préoccupé de permanence, de granit et d’acier inoxydable. Il va falloir s’en reparler dans un million d’années.

En attendant, les lignes blanches d’un bloc de neige bien taillé font penser au Grand Départ, à la mort. Elles sont avec nous juste un petit bout de temps. Après elles fondent, retournent à une rivière. Mais déjà, pendant qu’elles accomplissent leur nouvelle trotte, elles rêvent de revenir en neige.


(4) La sculpture Nuagerie (Réal Bérard, Gary Tessier, Jim Tallosi) représentait un concentré de volumes nuageux qui déversaient de solides rayons de pluie. Un grand vent traversait le bloc afin d’assurer la mise en mouvement des lignes. La création s’appuyait sur un extrait d’un reportage de Gabrielle Roy : « … lorsqu’on est en bas, marchant dans cette immensité, rien n’arrête le regard, rien ne détourne le ciel qui est infiniment présent. C’est une curieuse chose qu’on puisse dans la plaine se sentir si petit et en même temps le coeur soulevé d’aise. »

(5) Le couchant (Réal Bérard, Gary Tessier, Denis Vrignon Tessier). L’inspiration pour cette sculpture taillée au concours international du Carnaval de Québec provenait d’un extrait de Fragiles lumières de la terre, livre publié en 1978 : « Les grands horizons en fuite m’émeuvent si profondément ; et particulièrement le côté du ciel où le soleil se couche, le côté ouest, pour moi celui des grands appels. » L’œuvre avait remporté Le cristal des artistes, attribué par les autres neigistes participants.

(6) La dernière participation de Réal Bérard au Carnaval de Québec a eu lieu l’année suivante, en 2010, avec la contribution de Gary Tessier et Claude Boivin. Le projet était intitulé Le flocon de neige. Comble de l’ironie, les organisateurs avaient fourni aux participants des blocs de neige artificielle, qui devient dure comme de la glace quand les conditions atmosphériques ne coopèrent pas. Le doyen des neigistes canadiens s’en souvient comme du « pire bloc qu’on a jamais eu ». Son dernier voyage de neigiste, Réal Bérard l’a accompli en 2018 à Yellowknife, en compagnie de David MacNair et Gary Tessier, qui se souvient d’avoir aussi accompagné Réal Bérard à Montréal, Granby, Whistler, Churchill et Whitehorse. Outre les équipiers mentionnés au long de ce récit, il faut ajouter le nom d’un autre artiste, Denis Duguay, qui a en particulier laissé sa marque dans la pierre de savon.