Des obus sifflent dans le ciel ukrainien et s’abattent avec fracas sur plusieurs villes du pays. Le monde entier retient son souffle, incrédule. Nous sommes le 24 février 2022 et après presque 10 ans à se regarder en chien de faïence dans le Donbass, la Russie vient d’envahir le territoire ukrainien. La guerre fait son grand retour sur le continent européen. 

Encore quelques jours après le début de l’invasion, Vladimir Poutine déclarait que « l’opération » en Ukraine se déroulait « comme prévu ». Alors que les journaux télévisés du monde entier relayaient des images de troupes russes marchant sur les routes et dans les villes ukrainiennes, tout portait à croire que le dirigeant russe disait vrai. Pourtant nous y voilà, un an plus tard, et les jetons sont toujours sur la table. 

Pendant les premiers jours, la tenaille russe semblait se refermer inexorablement sur Kiev, la capitale. L’assaut est lancé sur trois fronts différents : au sud, par la Crimée, à l’est depuis la Russie et au nord, par le Bélarusse. Les forces ukrainiennes semblent faire bien pâle figure en comparaison et la communauté inter-nationale ne donne pas cher de leur peau. 

Les jours passent et les bombardements se font entendre, à Kiev et Kharkiv, deuxième ville ukrainienne. Les civils, ceux qui restent, se réfugient sous terre, les autres quittent le pays. En 48 h, 50 000 personnes se sont déjà enfuies. Dans ce contexte chaotique, le leader ukrainien : Volodymyr Zelenski se révèle et c’est tout son pays qui se relève. Kiev est toujours debout, l’Ukraine est toujours debout. Pierre Jolicoeur, professeur titulaire au département de science politique du Collège militaire royal du Canada, rappelle les faits : « La prise de la capitale ne s’est jamais concrétisée, le Kremlin a dû revoir sa stratégie. Cette guerre éclair s’est transformée en guerre de conquête. C’est le premier tournant qui a marqué ce conflit. » 

L’escalade de la violence 

Cela ne signifie pas néces-sairement que les objectifs de Vladimir Poutine ont changé, il s’agit toujours de « Démilitariser et dénazifier » l’Ukraine. Seulement les moyens d’y parvenir ont évolué. 

Pour Pierre Jolicoeur, ces changements tactiques s’accompagnent de deux choses : d’une part, l’armée du Kremlin a été tenue en échec, et cela aura une importance capitale pour la suite des évènements. De l’autre, ils marqueront le début d’une escalade dans la violence : « Au départ, il s’agissait d’attaquer des cibles stratégiques d’un point de vue militaire. Après la mobilisation et l’organisation des défenses ukrainiennes, ça a changé et nous l’avons réalisé lorsque certains territoires ont été libérés. En particulier Boutcha. » 

Situé à 30 kilomètres au nord-ouest de Kiev, Boutcha est libéré le 31 mars et dès le début du mois d’avril, les images font le tour du monde. Des civils sont retrouvés morts dans les rues, pieds et poings liés. La violence n’est plus seulement réservée aux militaires. Des quartiers résidentiels sont bombardés, des centres com-merciaux ou encore des écoles. « Même si ce conflit est mené par une armée professionnelle, il y a eu des exactions. » Des salles de torture, des charniers et des exécutions sommaires, « en principe des crimes de guerre », conclut le professeur. 

Si la violence s’intensifie, c’est en partie pour répondre à une inversion de la ten-dance. « Les contre-offen-sives ukrainiennes ont été importantes, souligne Pierre Jolicoeur. Un certain nombre de localités ont été récupérées et les forces de défense ont mené plusieurs grands succès. Tout cela a mis une pression supplémentaire sur la Russie. » Qui vraisemblablement ne s’y attendait pas. 

Coup d’éclat

Parmi les hauts faits de l’armée ukrainienne qui ont joué un rôle décisif dans le déroulement de cette guerre, on notera entre autres : 

La destruction du croiseur russe MOSKVA. « Jusqu’à sa destruction, le navire assurait à l’armée russe une dominance dans la mer noire. Cela lui permettait de mener des attaques sur le port d’Odessa ainsi que dans d’autres régions du sud de l’Ukraine. » 

Deuxième grand coup d’éclat ukrainien, les frappes sur le pont de Kertch, en Crimée. « Un pont que la Russie pensait inattaquable », explique le professeur titulaire. 

Le pont servait de lien direct entre le territoire russe et la Crimée. Par conséquent, l’infrastructure jouait un rôle essentiel dans l’approvi-sionnement de l’armée en denrées diverses. « Le pont avait également une dimension symbolique. C’était la grande réalisation des autorités russes suite à l’annexion de la Crimée. » L’analogie est d’ailleurs toute trouvée. Briser ce pont, c’est un peu briser la chaîne qui rattache l’Ukraine au grand frère russe

Au-delà du symbolisme, selon Pierre Jolicoeur, cette attaque a eu des répercussions directes sur le cours de la guerre : « Le pont était aussi une infrastructure civile. Le coup porté est venu couper les canaux de distribution et perturber l’intégration et l’économie de la Crimée. Ça a grandement fâché les autorités russes et a marqué le début des bombardements des infrastructures civiles en Ukraine. » Notamment les centrales nucléaires, mais aussi les réseaux électriques. Contrôler l’énergie, attaquer sans discernement. Pour l’expert, l’objectif est simple : « Instaurer un climat de terreur en Ukraine. »

La dépendance du monde envers les ressources énergétiques de la Russie a permis au pays de maintenir l’effort de guerre. 

Pierre Jolicoeur

La résistance inattendue 

Mais force est de constater que le pays tient le coup. C’est un succès tout relatif qui couronne la défense du pays, mais, un succès quand même, que « différents éléments peuvent expliquer ». 

« D’abord, il y a la très grande résilience du peuple ukrainien qui a répondu à l’appel. » Alors qu’ils vivent dans l’ombre d’une guerre totale depuis 2014, le peuple ukrainien n’a pas hésité à prendre les armes. Bien sûr, il y a eu des réfugiés, mais c’est le propre de la guerre. À souligner quand même que des lois ont été adoptées pour interdire aux hommes en âge de porter une arme de quitter le pays. Une loi qui n’est pas sans rappeler la « mobilisation partielle » mise en place par Poutine de l’autre côté de la frontière. » 

En deuxième lieu, « il faut mentionner le commandement de Volodymyr Zelensky, sa décision de ne pas quitter le pays et de rester sur place pour défier la Russie. Le conflit a révélé en lui un chef d’un grand charisme. » Et justement, le président ukrainien a joué un rôle décisif pour galvaniser les troupes armées, mais aussi pour solliciter le soutien de la communauté internationale. 

Car cette dernière fait également partie des raisons pour lesquelles les espoirs de victoire russe se sont amoindris. « L’Ukraine n’était pas du tout équipée pour tenir tête à l’armée russe qui est tout de même impressionnante. » À coup de sanctions, mais surtout à travers l’envoi d’équipement et le soutien financier, « ininterrompu », la grande majorité de la scène internationale n’a cessé d’apporter son soutien au pays de Volodymyr Zelensky. Un soutien qui s’est d’ail-leurs intensifié au fil du temps. 

Aide timide

Même si les positions diplomatiques ont été prises clairement dès le début de la guerre, l’aide est restée timide au départ. Une certaine réticence à fâcher la Russie. « Mais le fait de voir le Kremlin en difficulté a fait changer l’état d’esprit de l’occident. Pierre Jolicoeur poursuit : nous sommes passés à des armes plus importantes, nous offrons de meilleurs équipements. » À la fin du mois de janvier 2023, le Canada a d’ailleurs fait envoyer en Ukraine quatre chars Leopard 2. Volodymyr Zelensky quant à lui continue de demander « un soutien sans restriction » auprès de l’OTAN. L’approvisionnement de ces chars d’assaut marque, à n’en point douter, une intensification certaine du soutien de la communauté internationale envers l’agressé. Réaffirmant avec encore plus de fermeté, sa désapprobation des actions russe. 

Enfin, un point que sou-ligne Pierre Jolicoeur et qui a probablement eu son importance dans le déroulement de ce conflit, ce sont les erreurs tactiques de l’armée russe. La Russie a beaucoup profité de la hausse des cours du pétrole et a procédé à certaines réformes et des investissements énormes dans les forces armées en 2008. « Contre la Géorgie, il aura suffi de cinq jours pour que la Russie occupe un tiers du territoire. L’armée russe s’est sentie en confiance et cela s’est vu sur la scène internationale. Il y a eu bien sûr la prise de la Crimée en 2014, mais aussi l’intervention en Syrie en 2015, en soutien à Bachar al-Assad, sur le point de tomber à ce moment-là. Fort de ses accomplissements, la Russie a bénéficié d’une telle confiance qu’elle a peut-être surestimé ses capacités face à une Ukraine qui a montré une résistance inattendue. » 

À quelle fin faut-il s’attendre? 

Après maintenant un an de combats, il convient de se demander si la fin de la guerre est envisageable dans un futur proche, mais surtout, dans quelles circonstances se terminera-t-elle? Il est clair que la résolution de ce conflit, tout comme son commencement d’ailleurs, sera lourde de conséquences, et influera directement sur l’avenir géopolitique du monde. À ce propos, on ne peut que spéculer. 

En revanche, quelques pis-tes existent quant à savoir ce qui pourrait marquer la fin de la guerre. « L’un des éléments à surveiller, c’est le mécontentement de l’opinion publique russe. Moscou a adopté une série de mesures et de lois très oppressives. » L’organisation de la mobilisation partielle a d’ailleurs provoqué les foudres du peuple russe et donné lieu à plusieurs manifestations. « Les Russes voient les coûts et les conséquences de cette guerre. » La question est donc de savoir combien de temps ils sont prêts à le supporter. 

Le sol russe est donc en train de cultiver un début d’opposition, notamment à travers l’association des mères de soldats russes. « C’est une association assez puissante. On l’a vu pendant la guerre en Tchétchénie en 1994 où elle avait fait flancher le gouvernement. » 

Si ce n’est pas son peuple qui fera s’écrouler la tour russe, il faut alors espérer que des changements s’opèrent à l’extérieur de ses frontières. Pour Pierre Jolicoeur, les sanctions adoptées par la communauté internationale auraient déjà dû faire plonger la Russie. « Mais la dépendance du monde envers ses ressources énergétiques a permis au pays de maintenir l’effort de guerre. » Et ce, malgré les efforts de certains pays pour limiter leur dépendance. Ce qui vient contrebalancer le poids des sanctions, c’est le soutien passif que la Russie continue de recevoir de la part de certaines puissances. Notamment en Inde, en Asie, en Chine et de certains pays du continent africain. S’ils n’approuvent pas nécessairement les agissements de Vladimir Poutine… Qui ne dit mot consent. 

La Chine et la Russie partagent un commun « dédain envers les pouvoirs occidentaux, mais aussi une volonté commune de restructurer l’ordre mondial. » Cela expliquerait en partie cette solidarité silencieuse. 

« Si par exemple, la Russie agitait davantage les armes nucléaires et chimiques, pas sûr que la Chine resterait solidaire. »

Pierre Jolicoeur 

Le nerf de la guerre 

L’expert en science politique rappelle cependant : « Les deux géants ont tout de même eu des conflits, des rivalités. Depuis la fin des années 1980, ça va mieux, mais ils restent méfiants. La Chine craint que la Russie cherche à occuper ses terres et la Russie aussi se méfie des yeux envieux de la Chine sur certains de ses territoires riches en ressources. » 

Leur relation n’est donc pas aussi solide que l’on pourrait le croire. Or, il est impératif pour la Russie de maintenir en vie les quelques relations qu’elle entretient avec son voisin du Sud, quitte à restreindre ses possibilités d’actions militaires. « Si par exemple, la Russie agitait davantage les armes nucléaires et chimiques, pas sûr que la Chine resterait solidaire. » Car pour faire la guerre, il faut de l’argent, et pour faire de l’argent, il faut des partenaires commerciaux, rappelle l’universitaire. 

Cependant, là encore, impossible de savoir si le renforcement des tensions entre la Chine et les États-Unis, notamment autour de Taïwan et les récentes affaires de ballons d’espionnage ne pourrait pas contribuer à un rapprochement entre la Chine et la Russie. 

Entre Charybde et Scylla, mieux vaut encore choisir. 

Quoiqu’il en soit, beaucoup de choses restent incertaines quant à l’avenir de ce conflit. Un changement de commandement s’est d’ailleurs opéré au sein de l’armée russe en la personne de Valeri Guerassimov. « Il est à la base de la guerre hybride, » explique Pierre Jolicoeur. Il ajoute qu’il s’agit de l’homme qui a été capable de prendre la Crimée « quasiment sans tirer un seul coup de feu. » Alors il ne faut pas écarter complètement la possibilité que la Russie finisse par s’imposer, et mène à l’achèvement, sa conquête de l’Ukraine. 

S’il est impossible de prévoir ce qui est à venir, une chose est sûre, c’est que l’image de la Russie aux yeux du monde a changé.