Il faudra encore un peu de temps avant que les noms soient modifiés. En effet, le Conseil municipal a approuvé le changement de nom en théorie. Par voie de courriel, la Ville de Winnipeg a fait savoir les prochaines étapes : « La Ville doit maintenant prendre un certain nombre de mesures, notamment informer les propriétaires et les résidents concernés et fournir au Conseil une estimation des coûts prévus.

« Un autre rapport de la Ville sera soumis au Conseil à l’automne 2023 et, s’il est approuvé, le Conseil pourra procéder à l’adoption d’un règlement visant à renommer la rue et à permettre le changement de la signalisation, etc. »

Si tout se déroule comme prévu le boulevard Bishop Grandin se nommera Abinojii Mikanah qui signifie « rue d’enfants » en ojibwé, Mikanah pour « chemin » et Abinojii pour « bébé ».

Le sentier Bishop Grandin s’appellera Awasisak Mēskanow qui signifie également « rue d’enfants » en cri, Mēskanow pour « route » et Awasisak pour « enfants ».

La rue Grandin à Saint- Boniface se nommera Taapweewin Way qui signifie « parler de la vérité » en mitchif, Taapweewin pour « vérité » et Way pour « dire ».

Cette décision fait suite à plusieurs demandes pour changer le nom des rues qui ont un lien avec les pensionnats autochtones.

Vital-Justin Grandin était un missionnaire oblat qui a été envoyé en Amérique du Nord en 1854. Il occupait différentes fonctions sous la direction de l’évêque Alexandre-Antonin Taché dans le diocèse de Saint-Boniface, qui, à l’époque, regroupe une partie de l’Ouest canadien. Il deviendra le premier évêque du nouveau diocèse de St. Albert en 1871 où il mourra en 1902.

« Il a même ouvert des douzaines de pensionnats autochtones dans son territoire. Il exerçait une grande influence parce qu’à son époque, les pensionnats autochtones ne sont pas obligatoires. Ils ne le deviendront qu’à partir de 1920. »

Joël TÉTRAULT

Un adepte des pensionnats

Comme les missionnaires de l’époque, Vital-Justin Grandin avait pour objectif principal d’évangéliser les Autochtones. Si, selon lui, il était possible d’accepter la parole de Dieu à l’âge adulte, Vital-Justin Grandin croyait qu’il fallait concentrer les efforts d’évangélisation sur les enfants. Son insistance auprès du gouvernement fédéral pour du financement et des écoles professionnelles a, entre autres, donné lieu à la création des pensionnats autochtones.

D’ailleurs, le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation indique « qu’il a mené la campagne en faveur des pensionnats et qu’il était convaincu que les parents confieraient volontiers leurs enfants à des pensionnats. Il a écrit : Les pauvres Indiens ne souhaitent rien d’autre que le bonheur de leurs enfants. Ils prévoient assez bien l’avenir qui les attend et nous supplient souvent de les prendre pour les préparer à une meilleure perspective.

« Dans une lettre adressée au Premier ministre du Canada, John A. Macdonald, Vital-Justin Grandin soulignait le succès des pensionnats missionnaires et déclarait : « Les enfants que nous avons amenés avec nous ne sont plus des Indiens et, au moment de quitter nos établissements, du moins en ce qui concerne les garçons, ils ne souhaitent même plus recevoir les concessions habituellement accordées aux Indiens. Ils veulent vivre comme les Blancs et ils sont aptes à le faire.

« Il proposait au gouvernement d’effectuer un essai et [les] laisser prendre les enfants de cinq ans afin que ceux-ci vivent dans [leurs] orphelinats et écoles industrielles jusqu’à leur mariage ou à leur 21e anniversaire. Pour cette cause, il s’est rendu à Ottawa pour faire pression directement sur le gouvernement. (1) »

Joël Tétrault
Joël Tétrault est enseignant en perspectives autochtones à la Division scolaire Louis-Riel. (photo : Marta Guerrero)

En 1883, le Premier ministre, John A. Macdonald, donne l’autorisation de créer des pensionnats autochtones dans l’Ouest.

Son rôle dans la création des pensionnats autochtones est donc sans conteste. Joël Tétrault, enseignant en perspectives autochtones à la division scolaire Louis-Riel, clarifie quelques points. « Il était évêque dans la région, qui va devenir, la Saskatchewan et l’Alberta. Il était, ce qu’on peut qualifier aujourd’hui, de suprémaciste blanc. Les commentaires qu’il a faits à plusieurs égards parlent d’eux-mêmes. Il croyait fermement en la rééducation des enfants autochtones.

Changement important

« Il a même ouvert des douzaines de pensionnats autochtones dans son territoire. Il exerçait une grande influence parce qu’à son époque, les pensionnats autochtones ne sont pas obligatoires. Ils ne le deviendront qu’à partir de 1920. Il y a alors du recrutement actif qui doit se faire pour que les enfants aillent dans les pensionnats autochtones.

« Les Premières Nations avaient négocié l’éducation dans les Traités, c’est important pour eux que leurs enfants reçoivent une éducation dans ce système. Ils n’avaient aucune idée que les méthodes employées allaient être aussi cruelles ni que la qualité de l’éducation serait si mauvaise. »

En effet, dans les pensionnats autochtones, les garçons étaient souvent contraints de s’adonner à l’agriculture et les filles à la couture comme le souligne Joël Tétrault. « C’était des camps de travail pour les enfants. L’Église catholique se faisait payer un certain montant par élève et en même temps, il y avait des fermes sur l’école soit pour l’école soit pour vendre la récolte. »

À la vue de cette histoire, Joël Tétrault se réjouit du changement adopté par la Ville de Winnipeg. « Je ne connais pas l’histoire derrière le nom du boulevard Bishop Grandin. Mais je trouve que c’est une très bonne chose d’amorcer le changement de nom. Est-ce qu’on s’imaginerait avoir une rue nommée Hitler en Israël? »

Même son de cloche du côté d’Arianne Mulaire, directrice administrative de l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba. « Comme personne Métisse, si quelqu’un a fait du tort à mes ancêtres, c’est important de reconnaître que ces noms, comme Vital-Justin Grandin, peuvent encore causer du tort et peut-être retraumatiser du monde. Si quelqu’un demande à changer de nom à cause du mal, je ne peux pas voir une autre solution que de le faire.

« Changer des noms pour des concepts/principes est une excellente chose. Se faire rappeler ces principes est aussi montrer notre résilience et que nos valeurs ont perduré à travers le temps. »

Arianne Mulaire
Arianne Mulaire est la directrice administrative de l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba. (photo : Marta Guerrero)

Des noms encore difficiles à porter

Pourtant, certaines voix se sont élevées pour indiquer que les nouveaux noms proposés étaient difficiles à prononcer. C’est le cas du conseiller municipal de Kildonan North, Jeff Browarty qui a invoqué de potentielles confusions dangereuses et coûteuses. Il s’est finalement rangé du côté de ses collègues pour voter en faveur. L’enseignant en perspectives autochtones Joël Tétrault voit en ces attitudes, une mauvaise volonté. « Ce n’est pas difficile à prononcer. Je pense que c’est une manière de cacher certains préjugés et certains comportements. L’un des boulevards perpendiculaires se nomme Lagimodière, je ne pense pas que la prononciation soit en discussion.

« Le débat montre où est-ce qu’on est en dans le processus de réconciliation. Nous sommes encore dans la phase de vérité et la vérité peut faire mal. Il ne faut pas oublier que Winnipeg et le Manitoba sont des territoires autochtones avant tout. »

Arianne Mulaire rejoint Joël Tétrault sur les raisons qui ont pu être données pour ne pas appuyer le changement de nom. « Des personnes ont obligé nos ancêtres à apprendre une ou deux langues coloniales. Si les personnes veulent croire que c’était facile d’apprendre ces langues, elles ont tort. Mais apprendre des langues qui étaient présentes bien avant la colonisation, c’est un vrai acte de réconciliation.

« C’est aussi reconnaître qu’avant la colonisation, il y avait du monde. La rivière Rouge avait un nom avant qu’elle se fasse nommer comme ça, Sainte-Geneviève avait un nom aussi qui était La poche aux lièvres. C’était important de le reconnaître. »

« Avant la colonisation, il y avait du monde. La rivière Rouge avait un nom avant qu’elle se fasse nommer comme ça, Sainte-Geneviève avait un nom aussi qui était La poche aux lièvres. C’était important de le reconnaître. »

Arianne Mulaire

Contexte historique

Contrairement aux croyances populaires, Vital-Justin Grandin n’a pas été un fervent défenseur des Métis comme le rappelle Joël Tétrault. « Il s’est assuré que Louis Riel se fasse pendre. Il n’a vraiment pas appuyé la résistance du Nord-Ouest. Il était dans les coulisses pour décrédibiliser les Métis. Il a même encouragé la dépossession des terres des Métis.

« L’Église catholique, dont il était un des grands chefs, a activement acheté des certificats de concession à un bas prix aux Métis et l’Église a rattaché des Canadiens français aux Métis. Il tentait d’effacer la culture métisse du Manitoba et dans l’Ouest canadien.

« Souvent les Canadiens français du début du 20e siècle vont s’approprier la cause des Métis. Mais si on regarde aux sources primaires, il y avait du dédain entre des Canadiens français et des Métis. Les Métis n’étaient pas très populaires surtout en raison de ce que l’Église prêchait. »

Arianne Mulaire replace le contexte historique au sujet de la relation entre les Métis et Vital-Justin Grandin. « L’appui de Vital-Justin Grandin était limité à ceux qui voulaient suivre l’Église. Il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de Métis qui sont catholiques. Mais Vital-Justin Grandin était d’accord pour appuyer ceux qui suivaient sa ligne de conduite. Ce n’était pas un appui inconditionnel.

« Il a même forcé certaines personnes à se tourner vers l’Église pour qu’elles soient protégées. Il n’y avait pas vraiment de choix : la conversion ou bien le pensionnat autochtone pour être éduqué. »

Joël Tétrault espère que ce mouvement va inciter d’autres changements dans Winnipeg. « La prochaine bataille est de renommer le quartier Wolseley, nommé en hommage à Garnet Wolseley qui a instauré un règne de terreur envers les Métis de 1870 à 1872. Il a causé une grande partie de la dépossession des Métis.

« Il y a aussi d’autres noms : rue Donald, rue Smith. Donald Smith, un ancien gouverneur de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui est venu semer la pagaille pendant la résistance de la Rivière Rouge, il a offert des pots-de-vin pour se débarrasser de Louis Riel. Il faut s’intéresser à toutes ces rues. »

Introspection

Le féru d’histoire est conscient que les francophones vont aussi avoir un devoir d’introspection. « Je comprends les inquiétudes de certains sur des noms comme Provencher. Mais je pense qu’il doit y avoir un débat public. Dans notre division scolaire, il y a un collège qui s’appelle Béliveau alors qu’il a participé aux pensionnats autochtones en pensant que c’était la solution. »

Arianne Mulaire sait que les conversations peuvent être difficiles. « Je pense que certaines rues ont besoin de changer de nom parce qu’il y a des liens directs avec des traumatismes. Pensons à Garnet Wolseley, on sait que ses troupes ont tué Elzéar Goulet. Pourquoi on garde le nom de Wolseley sachant qu’il était clairement raciste et a causé du tort aux Métis.

«Il y a quand même des noms qui ont contribué à des causes importantes. Comment tu trouves un équilibre entre les torts et les causes qu’ils ont fait avancer. C’est des conversations qu’on doit avoir comme société. Peut-être que c’est le temps d’arrêter de nommer des rues avec des noms de personnes.

« Winnipeg est multiculturel. Il y a des Philippins, des Ukrainiens, des Polonais, et toutes sortes de personnes. Alors pourquoi ne pas nommer des quartiers avec des concepts dans différentes langues? C’est ce que Louis Riel voulait faire, il voulait ouvrir les portes de manière équitable et une province unie. »

(1) Ces extraits sont disponibles dans le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada volume 1 : Pensionnats du Canada : l’histoire, partie 1 des origines à 1939.