La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

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La Liberté du 01 juin 2016

S’il y a une histoire qui vaudrait la peine d’être écrite pour les 150 ans de la Confédération canadienne, c’est bien celle des six commissaires aux langues officielles qui se sont succédé depuis la création du poste en 1970.

Le travail de recherche serait facilité par l’immuable succession des rapports annuels, soumis simultanément à la Chambre des communes et au Sénat par le serviteur de la Loi sur les langues officielles adoptée en septembre 1969. Le rituel vient d’être à nouveau dûment respecté par Graham Fraser, qui vient de passer dix ans, soit trois ans de plus que ses prédécesseurs Keith Spicer, Max Yalden, D’Iberville Fortier, Victor Goldbloom et Dyane Adam, dans ce poste réservé à un missionnaire canadien.

Leur dénominateur commun fondamental est d’avoir cru dur comme fer à la raison d’être du bilinguisme officiel au Canada. Le cheminement personnel de chacun d’entre eux serait en soi une leçon de vie riche en enseignements. Et pour au moins une bonne raison : même quand on appartient aux chanceux qui sont bilingues de naissance, rien ne prédispose en soi à adhérer fortement à la vision d’un pays bilingue.

En effet, pour parvenir à pareille adhésion, d’évidence une série de prises de conscience aura été nécessaire. Personne n’entre en mission sur un coup de tête. Un travail de maturation aura forcément dû s’effectuer avant qu’un engagement aussi exigeant ne soit pris. Car même si les mentalités sont globalement en évolution positive depuis une cinquantaine d’années sur la question du bilinguisme, les régressions sont toujours possibles. Tous les commissaires aux langues officielles, qui ont tous été confrontés aux tenants du vieux principe One Nation, One Language, et ont dû faire face à des préjugés.

Ces missionnaires du bilinguisme ont vécu aux premières loges toute la différence de nature entre un bilinguisme d’adhésion, qui relève d’une démarche personnelle, et le bilinguisme de concession. Celui-là même qui a été dénoncé dès l’entrée en vigueur de la Loi sur les langues officielles par des esprits conditionnés par la loi du plus fort. Les moins étroits d’entre eux – mettons les plus souples de cœur – auront au moins pu prendre conscience jusqu’à quel point leur existence est soumise à la logique du dominant-dominé. Une logique qui tient encore lieu d’excuse et d’explication, tant elle détermine toujours profondément les affaires du monde.

Pour devenir commissaire aux langues officielles, il faut qu’en soi l’esprit de division, cette fatalité à laquelle trop peu d’humains échappent, ait pu être contrecarré par un esprit en recherche d’unité. Un esprit qui aspire, sinon à la grande unité de l’Humanité, du moins – premier pas potentiellement décisif – à l’unité de son pays.

Tous ces grands serviteurs de l’unité canadienne l’ont exprimé à leur manière, tous se sont efforcés de faire comprendre à leurs concitoyens unilingues rétifs que leur besoin d’ouverture à l’unilingue de l’autre langue officielle contient une formidable récompense. Laquelle? Celle de comprendre qu’accepter la langue de l’autre revient à toujours mieux s’ancrer dans les hautes valeurs à vocation universelle que sont la coopération, la solidarité, le respect de la dignité humaine.

Max Yalden, le deuxième commissaire, l’avait fort bien dit : « En fin de compte, la seule réponse valable est de faire appel à l’ouverture d’esprit, à l’altruisme et à la dignité profonde de chacun. » Ce diplomate de carrière avait introduit le fameux principe de l’offre active dans son rapport annuel de 1982, des années avant que le principe de promotion ne soit admis en 1988 dans un amendement à la Loi sur les langues officielles, puis que les fonctionnaires fédéraux soient enfin soumis à des obligations de résultats à partir de 2005.

Obligation ou pas, la volonté personnelle reste déterminante, comme l’a rappelé Graham Fraser dans son ultime rapport annuel : « Au cours des dix dernières années, j’ai remarqué que les améliorations sont souvent liées à un changement à la direction des ministères et des organismes. Les nouveaux dirigeants repèrent des lacunes que leurs prédécesseurs ont ignorées ou tolérées. »

Dans La Liberté du 31 mars 1983, Max Yalden avait déjà souligné la nécessaire volonté personnelle : « J’ai toujours dit qu’il est beaucoup plus difficile et laborieux de modifier les sentiments et les idées que les règlements. Toutes les lois, obligations et règles du monde resteront à toutes fins utiles lettre morte si n’interviennent pas un changement de mentalité et plus de tolérance. Je ne le répèterai jamais assez. »

Le septième missionnaire au poste de commissaire aux langues officielles non plus. Car le bilinguisme d’adhésion a encore bien du chemin à faire.